Archive pour le mot-clef ‘Médecine’

Passoires et tamis

samedi 31 août 2019

Notre société est atteinte de « litigiosité » chronique. L’imagination des procéduriers est d’une grande fertilité. Les vacanciers portent plainte contre les paysans dont le coq chante trop fort, les casseurs portent plainte contre les policiers, les automobilistes attaquent les mairies qui ne font rien contre la pollution.

Fierté de nos démocraties : chaque plainte trouve un avocat ; fragilité de nos démocraties : la plupart finissent par trouver un juge. Les U.S.A, où « democracy » rime avec « currency », détiennent tous les records de procès loufoques et d’indemnités saugrenues. Indemnités et honoraires étant les premiers buts des procédures, bien loin devant l’équité.

La médecine, férue elle aussi de maladies chroniques, ne saurait faire exception à cette litigiosité maladive. Les fumeurs attaquent les marchands de tabac, les obèses attaquent McDonald.

En ce qui concerne les médicaments, tout est plus complexe. Les laboratoires pharmaceutiques semblent avoir beaucoup moins souffert que d’autres entreprises. Leurs notices sont moins précautionneuses que celles d’autres fabricants qui précisent qu’il ne faut pas faire sécher leur bébé dans le four microonde ou qu’il ne faut pas le laisser dans la poussette en la repliant.

Dans notre pays, pour éviter cette « passoire » juridique entre consommateurs et producteurs, le système médical a installé plusieurs « tamis » qui ont plus de noblesse que les passoires.

L’ordre des médecins est le premier de ces tamis, mais sa bienveillance avec ses cotisants a conduit à la création de l’office national des accidents médicaux (ONIAM) et aux commissions régionales de conciliation et d’indemnisation (CRCI).

Il est vrai qu’en médecine, la faute est difficile à déterminer et il est encore plus difficile d’affirmer que le dommage est lié à la faute. Le médecin pousse la seringue que le chimiste a remplie, et il écoute les recommandations de l’HAS dont les experts sont des chimistes.  

Une consommatrice a obtenu trois millions de dollars d’indemnité pour s’être brûlée avec un café, alors que le restaurateur ne lui avait pas dit que le café était chaud. Pour subir de telles pénalités, l’industrie pharmaceutique doit tuer au moins dix personnes.

Lorsque tous les tamis ont été franchis, les litiges médicaux peuvent enfin arriver au tribunaux. Le patient doit alors choisir entre le civil et le pénal. C’est-à-dire percevoir une indemnité ou punir le coupable. Ce n’est pas comme à la loterie, on ne peut pas gagner à la fois au tirage et au grattage.

Fidèle au système juridique général, l’indemnité est toujours préférée, puisque les condamnations au pénal ne représentent que 0,7% de l’ensemble.

Nous comprenons mieux pourquoi, dans nos pays, la pathologie iatrogène est devenue la troisième cause de mortalité.

Références

Dogme de la précocité

lundi 28 mai 2018

L’image de la médecine et de la chirurgie s’est historiquement façonnée dans des contextes d’urgence.  Blessures de guerre, septicémies, occlusions intestinales, comas diabétiques et insuffisances rénales constituaient le quotidien des médecins. L’efficacité médicale sur ces pathologies est restée médiocre jusqu’au XX° siècle. Puis lorsque sont apparues l’anesthésie générale, l’insuline, la dialyse rénale ou l’antibiothérapie, la médecine a enfin connu le succès. Il en a découlé une véritable hantise du « ratage » diagnostique. Pour un médecin, perdre un patient d’embolie pulmonaire ou de péritonite était un échec dont l’ampleur pouvait anéantir sa carrière ou l’estime de soi.

Avec l’amélioration des conditions de vie, l’évolution des pratiques médicales et les nouvelles exigences sanitaires, l’urgence absolue ne représente désormais qu’une part infime de l’activité des médecins, voire aucune, puisque l’urgence est étrangement devenue une spécialité.

Malgré tout, urgence et médecine restent allégoriquement indissociables. Nul ne semble vouloir remettre en question la nécessité d’un diagnostic précoce, même dans les situations où il est surtout urgent d’attendre. Tout symptôme objectif ou subjectif impose une cascade de précocités : celle du diagnostic, celle de son annonce et celle d’une action immédiate.

Bien plus qu’un réflexe historique, la précocité est devenue un dogme. Les médecins se déchargent de leur anxiété sur leurs patients, et ces derniers ont l’intime conviction qu’un mal pris à temps sera nécessairement circonscrit. Véritable dissonance cognitive.

Pour savoir s’il est urgent ou non de diagnostiquer un cancer, une hypertension, une schizophrénie, une maladie auto-immune, une maladie d’Alzheimer, voire une allergie alimentaire, une paralysie ou la fièvre d’un nourrisson, il faut une expertise clinique émanant d’une intelligence non artificielle.

Hélas, l’expertise clinique n’excite plus ni les universités ni les étudiants.

C’est pour cela que l’on voit désormais des gyrophares tourner pour des malaises vagaux, des patients en fin de vie, des vomissements migraineux ou des attaques de panique.  Et autant de sirènes qui convergent vers des urgentistes débordés au point d’en perdre la raison clinique.

C’est aussi pour cela que l’on recommence à voir des patients mourir d’hémorragie interne ou d’occlusion intestinale, comme à l’époque où la médecine ne savait pas encore les soigner. La justice est alors obligée d’intervenir, aggravant la désertion clinique.

L’urgence a profondément changé de nature depuis que la précocité est un dogme et qu’avec la spécialisation urgentiste les autres cliniciens se sont arrogé le droit de débrancher leur téléphone.

Références

Qui est fournisseur de vie ?

lundi 21 novembre 2016

Dans nos pays, l’hygiène du corps, de l’eau et des aliments a certainement fait gagner quinze ans d’espérance moyenne de vie à la naissance (EMVN) ; les vaccinations, autant, et les antibiotiques ont ajouté quelques années à ce bilan. Ces chiffres sont considérables, car la population bénéficiaire de ces progrès a été celle des enfants dont la survie a mathématiquement le plus fort impact sur les chiffres de l’EMVN. La mortalité des enfants de moins de 1 an était encore de 25% en 1925, contre 0,4% aujourd’hui.

Enfin les progrès de l’habitat, de l’éducation, et des conditions de travail ont grandement contribué à faire passer l’EMVN de 25 à 70 ans entre 1750 et 1950.

Dans la douzaine d’années d’EMVN que nous avons gagné depuis 1950, les progrès socio-économiques ont certainement été les premiers contributeurs. Quant aux progrès médicaux, il faut en scinder les bénéfices entre directs et indirects. Les vaccins, les médicaments et la chirurgie sont des interventions médicales directes sur les individus. La diminution du tabac ou des sucres, la réhabilitation du sport ou de l’allaitement maternel sont des actions indirectes, médiées par une meilleure connaissance. L’impact sur l’EMVN est mathématiquement plus faible en raison de l’âge plus élevé des nouveaux bénéficiaires. Cependant, la médecine indirecte a un impact encore significatif, car elle peut concerner des jeunes : allaitement du nourrisson, sport de l’enfant, tabagisme des adolescents, alimentation du jeune adulte. Quant à la médecine directe, son impact est devenu dérisoire, car il concerne majoritairement des âges encore plus avancés. Le gain d’EMVN par dépistage et traitement des cancers est estimé à deux ans. Les cinq ans gagnés par baisse des maladies cardio-vasculaires sont surtout d’ordre indirect (sport, alimentation, tabac, etc.) et très peu direct (anticoagulants, pontages, etc.).

L’EMVN des Occidentaux atteint sa limite, liée, d’une part, à la longévité de notre espèce, et d’autre part, à sa variabilité individuelle. Ce phénomène est connu sous le nom de « rectangulation » de la courbe d’espérance de vie : le nombre de centenaires augmente, mais le record de longévité ne bouge pas.

Les conclusions s’imposent : la médecine directe est dans une impasse, la médecine indirecte a encore quelque marge de manœuvre, mais l’essentiel du progrès sanitaire réside dans les progrès socio-économiques et politiques. Hélas, notre pays, classiquement fier de sa protection sociale, enregistre, depuis quelques décennies, une très forte augmentation des inégalités sanitaires, étroitement corrélée à celle des inégalités socio-économiques.

Je suis désolé pour mes confrères qui ont fait des années d’études pour comprendre les maladies neurodégénératives ou réussir des angioplasties transcutanées, mais le pouvoir de fournir de la vie appartient désormais quasi exclusivement aux sciences politiques et économiques.

Références

Que sera l’Histoire de la médecine ?

lundi 29 août 2016

Le travail des historiens de la médecine consiste à identifier les grandes découvertes qui ont durablement modifié les croyances et les pratiques.

Certaines pages de l’Histoire comme l’inoculation de la vaccine par Jenner, la description de la circulation sanguine par Harvey ou l’utilisation des rayons X pour voir l’intérieur du corps font l’unanimité des historiens.

Pour d’autres évènements, l’historicité peut faire débat. Par exemple, la méthode numérique du Dr Louis qui démontra l’inutilité de la saignée dans les pneumonies, est rarement relatée comme un fait majeur, bien qu’elle ait inauguré le passage de l’empirisme à la preuve en thérapeutique.

Au cours du XX° siècle, la transition d’une médecine de la demande à une médecine de l’offre n’a eu aucun relief historique. Le fait de chercher des maladies chez des sujets sans symptômes, n’a pas été noté comme un évènement médical, car cette tendance progressive a été noyée dans la transition d’une économie de la demande à une économie de l’offre. L’augmentation des analyses, mesures et radiographies pratiquées chez des sujets sains, encouragés à consulter, a grossièrement suivi les courants économiques et sociaux du XX° siècle.

Mais devant les nouveaux et réels dangers sanitaires de cette surmédicalisation, certains médecins, de plus en plus nombreux, essaient enfin de théoriser le soin. On commence à organiser des séminaires, indépendants de l’industrie et des ministères, pour tenter de comprendre comment la médecine a progressivement délaissé les malades pour s’occuper des bien-portants et se mettre au service de l’économie.

Verra-t-on un jour une nouvelle inversion de tendance dont l’historien devra discerner les évènements marquants ? Deux faits récents, passés presque inaperçus, deviendront peut-être des faits historiques majeurs.

Pour la première fois dans l’histoire de la médecine, il a été prouvé qu’un dépistage de cancer constituait une « perte de chance » (en jargon statistique). Les groupes dépistés du cancer de la prostate ont une légère perte de quantité/qualité de vie par rapport aux groupes non dépistés. L’historien notera que c’était la première fois que des ministères de santé publique ont officiellement déconseillé un dépistage.

Un fait plus récent devrait avoir encore une plus grande portée historique. Des endocrinologues, cancérologues et anatomo-pathologistes viennent de demander le déclassement d’un cancer de la thyroïde. La variante folliculaire du carcinome thyroïdien, qui représente 20% des cancers de la thyroïde, ne sera bientôt plus une tumeur maligne, car ce « cancer » se comporte toujours, cliniquement, comme une tumeur bénigne.

Ces deux faits seront probablement des évènements historiques dans la définition clinique du cancer…

Un jour, peut-être, l’Histoire racontera comment la médecine s’est remise à soigner de vrais malades…

Références

Maladies de riches

vendredi 2 octobre 2015

La loi du 19 ventôse de l’an XI (1803), relative à l’exercice de la médecine, créa deux catégories de médecins. Les médecins de ‘haut grade’ devaient avoir validé quatre années d’études dans une école reconnue, et les médecins de ‘bas grade’, également nommés ‘officiers de santé’, devaient avoir été formés quelques années sur le terrain.

Les premiers pouvaient exercer en tous lieux, alors que les seconds étaient cantonnés au lieu de leur formation, le plus souvent un village.

Le premier but était de limiter le charlatanisme et le ‘brigandage médical’, le second était de procurer une meilleure qualité de soins aux pauvres. Mais cette loi découlait aussi de la conviction académique que les élites et les citadins avaient des maladies plus ‘complexes’ que celles des pauvres et des campagnards.

Aujourd’hui, cette ‘dichotomie sanitaire’, moins officielle et moins visible, persiste sous des aspects parfois insolites. Certes, les conditions de travail, l’alcool et le tabac génèrent des pathologies socialement marquées. Les addictions des artistes diffèrent de celles des manœuvres. La chirurgie esthétique ne défigure qu’au-delà d’un certain revenu et en deçà de certains paramètres cognitifs.

Il existe aussi un gradient social des engagements pour la prévention et le dépistage, car les pauvres ont l’intime conviction que cela leur sera peu utile. Il existe en conséquence certaines pathologies plus spécifiques aux ‘nantis’.

Il y a quelques années, aux USA, les leucémies étaient plus fréquentes chez les enfants blancs que chez les afro-américains car leur mère ‘bénéficiait’ d’une radio de poumons en cours de grossesse.

Les cancers du sein dépistés (c’est-à-dire non cliniques) sont une maladie ‘de riche’. Les classes sociales supérieures, souvent ‘surdépistées’, subissent davantage le coût des surdiagnostics sous forme de perte d’années/qualité de vie.

Les ingénieurs sont plus souvent les victimes des statines et subissent d’avantage les dégâts de la chirurgie vasculaire, car la technicité de la cardiologie répond à leur fonctionnement cognitif.

Si le vieux dicton « l’argent ne fait pas le bonheur » est fort critiquable, il est au moins certain que l’argent ne protège pas contre les traitements antidépresseurs qui ont pour particularité d’aggraver les dépressions, de provoquer des addictions, d’aggraver les troubles bipolaires et de majorer le taux de suicide. Autant de pathologies dont l’origine iatrogène est plus souvent retrouvée chez les ‘nantis’.

Ces quelques exemples ne suffiront certes pas à  convaincre qu’il y a une justice, mais ils peuvent soulager quelques instants ceux qui pensent désespérément qu’il n’y en a pas…

Références