18 septembre 2019

Résilience improbable

La cigarette dans sa main gauche, elle téléphonait de sa main droite. La manœuvre était délicate, car son chien tirait sur la laisse passée à son poignet droit. Pour libérer la main du smartphone, il fallait opérer en trois temps : commencer par maintenir la cigarette avec les lèvres, puis changer la laisse de côté sans perdre le fil de la conversation. Disons plutôt de la dispute téléphonique : le ton ne laissait aucun doute. Ensuite reprendre la cigarette avec la main de la laisse.

Les deux enfants avaient 4 et 6 ans à vue d’œil. Ils suivaient en cherchant sans conviction un motif de jeu. Sait-on jamais ? À cet âge, il suffit d’un rien pour tromper l’ennui. Le jeu est un instinct, une façon de penser et d’expérimenter le monde.

Ce sont des pigeons qui ont déclenché le drame. Ils sautillaient quelques mètres devant le chien. Leur courir après ou leur lancer des cailloux était une évidence, une nécessité. Dans sa tentative ludique d’autant plus précipitée qu’elle était inespérée, le petit garçon a croisé la laisse du chien, tirant inévitablement sur la main de la cigarette au moment d’une ébauche de bouffée.

D’abord le classique : « tu ne pourrais pas faire attention à ce que tu fais », puis une kyrielle de blâmes classiquement destinées aux « bons à rien » et autres cris de damnation, tous éraillés par des années de tabagisme. Après la gifle au garçon, frayeur ou compassion, je n’ai pas su discerner, c’est la petite fille qui a pleuré. Un garçon ne pleure pas ; son père le lui avait dit, il ne faudrait pas qu’il l’entende, car c’est certainement lui qui tient l’autre téléphone.

J’ai pensé un instant intervenir. Je me suis contenté d’une bouffée de tristesse en regardant ce petit garçon superflu et cette petite fille excédentaire. On n’a pas quatre mains

Puis j’ai pensé au Burkina Fasso, au Gabon et au Congo de mes débuts médicaux où les enfants mouraient sous la pression parasitaire.

Cette comparaison saugrenue n’a pas suffi à me consoler. Je me suis éloigné en dissertant sur les nouvelles pressions qui pèsent sur nos enfants.  La dissertation est le courage des lâches. Quelle chance ont ces enfants de pouvoir un jour gérer leur propre vie ?  Au Congo les rescapés des diarrhées infantiles ont acquis une immunité solide et durable. Chez nous, on disserte volontiers sur la résilience. Cette faculté d’acquérir une immunité sociale qui vous rend plus fort. Les papes de la résilience ont certainement raison, le phénomène existe. Mais leurs dissertations ignorent la statistique. Quel est le taux de résilients ? J’ai bien peur que le taux de rescapés cognitifs soit beaucoup plus faible que le taux de rescapés immunitaires.

Je n’ai rien fait pour ce petit garçon et cette petite fille entrevus dans un jardin public. Pour les petits gabonais ou congolais morts devant moi, j’avais au moins essayé…

Sans doute un peu de fatigue.

Référence

Ralentisseurs et pathocénoses

10 septembre 2019

Sur les routes françaises, les ralentisseurs sont surnommés « gendarmes couchés » signifiant que la peur de l’accident n’est pas le seul motif de décélération. Au Pérou, on parle de « casse moyeux » (rompe moyes), craignant surtout les conséquences financières d’une vitesse excessive. Les allemands, laissant les métaphores aux poètes, parlent de « seuil de freinage » (brems schwelle). Le même pragmatisme anglo-saxon se retrouve chez les anglais, mais de façon inversée, sous le terme de « bosses de vitesse » (speed-bump).

Les mots en disent long sur l’identité culturelle. La globalisation des objets ne suffit pas à harmoniser les cultures. Si un aménagement aussi impersonnel qu’un ralentisseur prête à tant de perceptions, nous pouvons imaginer la mosaïque culturelle du domaine de la santé.

Le mot maladie lui-même étant imprécis, nos voisins anglais ont tenté de mieux circonscrire ce concept en utilisant trois mots : illness pour la maladie vécue par le malade, disease pour celle qui est décrite par la médecine et sickness quand elle est perçue par la société.

L’histoire et la géographie déterminent fortement les « pathocénoses » selon le terme inventé par Grmek. L’épilepsie ou mal sacré a été un moyen de converser avec les dieux, avant de devenir une maladie psychiatrique puis un simple symptôme neuronal.  La ménopause au Japon n’a pas de vécu morbide alors que tant de pays l’ont considérée comme un fléau à traiter impérativement.

Les cultures influencent les pathologies : la douche vaginale en Egypte augmente considérablement le taux de vulvo-vaginites. Inversement, la réalité pathologique influence les cultures : il existe une corrélation parfaite entre la force de la pression parasitaire et la diversité des religions. 

Dans nos pays aux excellentes conditions sanitaires, les épidémies de diagnostics sont plus redoutables que les épidémies de maladies. On pourrait penser que la psychiatrie est le domaine privilégié des diagnostics redondants et superflus, c’est pourtant la réalité psychiatrique qui diffère d’un pays à l’autre. Avec les mêmes médecins diagnostiqueurs, le taux de maladies mentales des îles Samoa est dix fois moindre que celui de Nouvelle Zélande. La perception des mots diffère alors inévitablement. Enfin dans certains pays les enfants calmes deviennent hypotoniques et les enfants turbulents deviennent hyperactifs sans qu’il soit encore possible de dire s’il s’agit de mots ou de faits.

À l’heure où la mondialisation est contestée, il serait fou de vouloir globaliser la culture médicale.

Ce qui n’empêche pas l’OMS de recommander le vaccin HPV en Afrique, alors que les petites filles meurent massivement de diarrhées, de paludisme et de tuberculose avant d’avoir atteint leur puberté.

Mais, en Afrique, il n’y a pas besoin de ralentisseurs, car les ornières remplissent efficacement ce rôle.

Références

Passoires et tamis

31 août 2019

Notre société est atteinte de « litigiosité » chronique. L’imagination des procéduriers est d’une grande fertilité. Les vacanciers portent plainte contre les paysans dont le coq chante trop fort, les casseurs portent plainte contre les policiers, les automobilistes attaquent les mairies qui ne font rien contre la pollution.

Fierté de nos démocraties : chaque plainte trouve un avocat ; fragilité de nos démocraties : la plupart finissent par trouver un juge. Les U.S.A, où « democracy » rime avec « currency », détiennent tous les records de procès loufoques et d’indemnités saugrenues. Indemnités et honoraires étant les premiers buts des procédures, bien loin devant l’équité.

La médecine, férue elle aussi de maladies chroniques, ne saurait faire exception à cette litigiosité maladive. Les fumeurs attaquent les marchands de tabac, les obèses attaquent McDonald.

En ce qui concerne les médicaments, tout est plus complexe. Les laboratoires pharmaceutiques semblent avoir beaucoup moins souffert que d’autres entreprises. Leurs notices sont moins précautionneuses que celles d’autres fabricants qui précisent qu’il ne faut pas faire sécher leur bébé dans le four microonde ou qu’il ne faut pas le laisser dans la poussette en la repliant.

Dans notre pays, pour éviter cette « passoire » juridique entre consommateurs et producteurs, le système médical a installé plusieurs « tamis » qui ont plus de noblesse que les passoires.

L’ordre des médecins est le premier de ces tamis, mais sa bienveillance avec ses cotisants a conduit à la création de l’office national des accidents médicaux (ONIAM) et aux commissions régionales de conciliation et d’indemnisation (CRCI).

Il est vrai qu’en médecine, la faute est difficile à déterminer et il est encore plus difficile d’affirmer que le dommage est lié à la faute. Le médecin pousse la seringue que le chimiste a remplie, et il écoute les recommandations de l’HAS dont les experts sont des chimistes.  

Une consommatrice a obtenu trois millions de dollars d’indemnité pour s’être brûlée avec un café, alors que le restaurateur ne lui avait pas dit que le café était chaud. Pour subir de telles pénalités, l’industrie pharmaceutique doit tuer au moins dix personnes.

Lorsque tous les tamis ont été franchis, les litiges médicaux peuvent enfin arriver au tribunaux. Le patient doit alors choisir entre le civil et le pénal. C’est-à-dire percevoir une indemnité ou punir le coupable. Ce n’est pas comme à la loterie, on ne peut pas gagner à la fois au tirage et au grattage.

Fidèle au système juridique général, l’indemnité est toujours préférée, puisque les condamnations au pénal ne représentent que 0,7% de l’ensemble.

Nous comprenons mieux pourquoi, dans nos pays, la pathologie iatrogène est devenue la troisième cause de mortalité.

Références

Mes règles d’or

25 août 2019

Issue de la culture judéo-chrétienne, la « Règle d’or » enjoint de faire à autrui ce que l’on souhaiterait pour soi et de ne pas lui faire ce que l’on détesterait pour soi. Plusieurs philosophes (Locke, Kant, Ricoeur et autres) ont considéré que cette double réciprocité était la meilleure réponse morale à une situation asymétrique entre deux êtres humains.

La relation entre un patient ignorant et fragile et un médecin investi du savoir et de l’autorité est particulièrement asymétrique. Si dans la majorité des cas, le médecin n’a pas d’hésitation sur la conduite à tenir, nombre de situations recèlent des polémiques scientifiques ou des biais d’interprétations. Dans ces cas, l’application de la règle d’or peut servir d’appoint pour une décision optimale.

Malgré son évidence morale, cette règle est parfois inadaptée. Par exemple, je dispense moi-même et tous mes proches des dépistages organisés ou ‘sauvages’ de cancers, mais il m’est impossible d’en dispenser mes patients au risque de paraître inconscient. Cette certitude, pertinente pour les miens, reste ‘commercialement’ inapplicable et socialement incongrue. Il en est de même pour la vaccination antigrippale, anti-varicelle ou anti-méningo C. (Je fais évidemment tous les autres vaccins à mes proches et à mes enfants).

Inversement, voici une liste provisoire et non exhaustive des cas où les règles d’or que j’applique à mes proches pourraient aussi profiter à mes patients, en les choquant moins que dans les exemples précédents.   

Je ne fais pas d’IRM cérébrale pour une migraine cliniquement évidente, car la découverte d’un anévrysme conduirait à des impasses décisionnelles. Je ne dose jamais le sucre ou le cholestérol à une personne qui marche plus d’une heure par jour, et je préviens ceux qui marchent moins qu’il n’y a aucun bénéfice supérieur à faire de telles analyses. J’encourage les miens à ne jamais se rendre à un « check-up » ou bilan de santé proposé par une mutuelle. Plus généralement, je les encourage à ne consulter qu’en présence d’un symptôme !

J’attends au moins trois jours pour pratiquer des examens complémentaires chez un enfant de plus de 6 mois qui n’a aucun autre symptôme que la fièvre et qui continue à jouer.

J’encourage évidemment tous les miens à bannir le tabac et les sodas. Chacun étant libre, j’avertis cordialement celui qui refuse pour lui-même ce précepte universel qu’il se place hors de ma juridiction ou me rend cruellement incompétent à le soigner autrement que par des leurres.

Les benzodiazépines et antidépresseurs sont exclus de toutes les prescriptions à mes proches. Et j’informe ceux qui sont devenus malencontreusement dépendants que le sevrage sera douloureux et difficile, nécessitant une amitié dont ne peuvent hélas pas bénéficier tous mes autres patients.

Chaque médecin possède sa liste de règles d’or, plus ou moins consciente, et il doit s’efforcer de l’inclure systématiquement dans ses arbres décisionnels. 

Automobile inhibitrice

14 août 2019

Après des millénaires d’individualisation et d’empirisme, le soin médical est devenu populationnel dans les années 1960 avec la domination de la médecine dite « basée sur les preuves » – ces preuves étant exclusivement statistiques.

Nos cerveaux avaient été façonnés pendant des milliers d’année pour évaluer le soin à court-terme sur des critères individuels, c’est ce que l’on nomme l’effet clinique.

Lorsqu’une évolution est trop rapide, les processus d’adaptation cognitive ne suivent pas. Dans le cas du soin, nos perceptions de santé individuelle et de santé publique ne sont toujours pas connectées. Aucun circuit neuronal n’a été esquissé pour de telles connexions.

Le patient qui prend un médicament dont le bénéfice statistique est nul ou négligeable est convaincu que son bénéfice individuel sera très important. L’accoucheur qui pratique une épisiotomie pour éviter un délabrement périnéal ignore que cette intervention n’a jamais modifié la fréquence de cet accident. Chaque fumeur est convaincu qu’il échappera aux cancers et infarctus, mais il se précipite sur les angioplasties coronaires qui ne modifieront que fort peu sa durée de vie.

Depuis la saignée jusqu’aux immunothérapies des cancers, les exemples abondent où les convictions et espérances individuelles, tant des médecins que des patients, sont totalement déconnectés des réalités sanitaires.

L’automobile offre plusieurs exemples de cette déconnexion, pire, elle semble devoir inhiber pour longtemps toute nouvelle connexion.

Osons un premier exemple trivial. Un pèlerin qui se rend à Lourdes en voiture dans l’espoir d’une guérison miraculeuse dont la chance de survenue est de 1/10 000 000, ignore que son risque d’accident mortel sur la route du pèlerinage est de 1/10 000. Le risque est mille fois plus élevé que le bénéfice escompté.

Dans notre pays, la méningite C tue cinq enfants par an, alors que les accidents de la route en tuent plus de cent. Mais une obligation vaccinale anti-méningocoque est plus acceptable que de nouvelles consignes de sécurité routière.

La pollution atmosphérique automobile est aujourd’hui responsable de plus de morts que toutes les maladies infectieuses réunies. Cependant, nul ne perçoit l’intérêt individuel qu’il y aurait à changer de voiture ou à respecter les limitations de vitesse en cas de pic de pollution. La guerre, le crime et le terrorisme réunis font moins de morts que les accidents automobiles qui tuent 1,25 millions de personnes chaque année. La voiture inhibe tous les processus d’association entre santé publique et individuelle.

Elle est en outre le plus gros frein à l’exercice physique quotidien, lequel est le meilleur pourvoyeur de quantité-qualité de vie. Même les cyclistes et piétons qui respirent pourtant plus d’air pollué que les automobilistes ont un bénéfice sanitaire supérieur lié à l’exercice pratiqué.

Le ministère de la santé peut s’affranchir de tous les autres thèmes, tant qu’il n’a pas abordé farouchement celui de l’automobile.

Références

Le sport nuit à la médecine

5 août 2019

On ne cesse de répéter que la France souffre d’un manque de médecins. Plusieurs solutions sont envisagées pour remédier à ce problème présenté comme un danger pour la santé publique.

Parmi ces solutions, on ne mentionne étonnamment jamais celle qui aurait probablement l’effet le plus bénéfique sur les déserts médicaux : restreindre l’activité du médecin à la seule médecine.

Si les médecins étaient débarrassés de tous les actes qui ne nécessitent aucune expertise clinique, leurs agendas s’en trouveraient allégés de façon radicale.

Certains actes tels que la vaccination ou la prise de tension résultent de vieux rituels qu’il paraît sacrilège de modifier. D’autres sont imposés par des laboratoires qui ont piégé les patients dans des maladies sans symptômes dont la seule réalité est de devoir renouveler des ordonnances à vie (ostéoporose, hyperglycémie, hypercholestérolémie). D’autres sont imposés par des assureurs tellement hantés par leurs bénéfices qu’ils en ont perdu la notion du risque médical.

C’est parmi les actes imposés par les assureurs que l’on trouve les plus cocasses. Les certificats d’aptitude à la gymnastique au volley-ball ou au kung-fu sont simplement inutiles, d’autres sont  pittoresques comme l’aptitude à la vie en crèche, au yoga ou à la pétanque.

Les plus syndicalistes des médecins, possiblement outrés par mes propos, diront que pour renouveler un vaccin ou un médicament, il faut une expertise que le pharmacien ne peut pas posséder. Ils diront que le sport  expose à des arrêts cardiaques, y compris le ping-pong.

Pourtant, incontestablement, les données les plus sérieuses viennent confirmer la dérision de ces certificats médicaux. La mort subite par arrêt cardiaque dans le sport intensif est de 8 pour un million (0,0008 %), cette mortalité est stable et se révèle indépendante du nombre de certificats médicaux d’aptitude.

Encore une fois, la prévention est la grande absente de ces allers-retours administratifs entre de fausses expertises médicales et de lucratifs principes de précaution. Il suffirait de rappeler à tous que le sport augmente considérablement la durée de vie quand il est raisonnable et qu’il la ramène à un niveau égal ou inférieur à celui des sédentaires quand il est excessif.

Alors que le plus grand danger du sport est le dopage, ce risque est toujours dissimulé au médecin.

Autant de faits qui ajoutent à la dérision des certificats d’aptitude. Enfin, comble de dérision, le sport généralisé, sans dopage et sans excès, résoudrait encore plus efficacement le problème des déserts médicaux, puisqu’il n’y aurait presque plus besoin de médecins.

Bibliographie

Les fabricants de pauvres

30 juillet 2019

Alors que la misère tend à reculer dans le monde, les pauvres sont en nombre croissant dans les pays développés. La création de richesse dans les pays émergents fait apparaître une classe moyenne, pendant que l’accumulation de richesse dans les pays riches augmente les inégalités sociales. Cette tendance est lourde et l’on peine à comprendre ce paradoxe de l’aggravation de la misère dans les pays riches, même dans ceux où les aides sociales sont importantes. Cela signifie que les facteurs contribuant à la fabrication des pauvres sont d’une grande complexité.

Vus sous l’angle médical, certains cercles vicieux socio-sanitaires des pays riches se dégagent pourtant assez facilement. Par exemple, la publicité et l’abondance de boissons sucrées favorisent l’obésité qui est la première cause de prématurité, laquelle est à son tour une source importante de handicaps sensoriels et cognitifs, lesquels gêneront l’ascension sociale et l’éducation, ce manque d’éducation majorant à son tour l’efficacité des pressions publicitaires. Sur ce modèle emblématique, nous pouvons établir à loisir de multiples cercles vicieux : alcool → violence conjugales → traumatismes de l’enfance → séquelles psychiques → inadaptations professionnelles → alcool.   Ou encore : télé-réalité → laminage cognitif → pression publicitaire → endettement → dépression → alcool ou dépendance pharmaceutique.

Ou, en partant de beaucoup plus haut : impératifs boursiers → pression des actionnaires → harcèlement au travail → burn-out → chômage → télé-réalité, facebook ou autres addictions → laminage cognitif → etc.

On trouve aussi de fortes corrélations entre misère, parentalité précoce, monoparentalité et problèmes psychosociaux. Quelles que soient les capacités individuelles de résilience, ces réalités statistiques sont incontournables.

La croissance profite assurément à l’éducation et à la diminution de la pauvreté dans les pays émergents. Puis à long-terme, lorsque la croissance n’est plus une nécessité mais une servitude, elle devient un nouveau facteur d’inégalité socio-sanitaire.

À ce jour, aucune politique, dans aucun pays, n’a proposé de modèle alternatif à la croissance. Il en résulte que les principaux secteurs pourvoyeurs de croissance et d’emplois sont devenus la santé et l’humanitaire. Mais ils coûtent si chers pour de si maigres résultats que le modèle d’un renouveau de croissance par fabrication de pauvres n’est pas tenable à court-terme. Même si, sur le modèle du pollueur-payeur, on taxait très fortement les entreprises qui fabriquent des pauvres.

Références

Expertise de l’échec

25 juillet 2019

Un historien téméraire qui voudrait résumer l’histoire de la science médicale en un seul tableau ferait deux colonnes : celle des victoires à gauche (arbitrairement) et celle des échecs à droite (avec le même arbitraire). (On peut intervertir les colonnes pour ceux qui ont une susceptibilité politique paranoïaque).

Ce compendium ne concernerait évidemment que la santé publique, car si les cas individuels sont une inépuisable source de romans médicaux, ils ont peu d’intérêt pour l’histoire de l’épidémiologie.

Les critères du choix ne devraient pas être mièvres ou ambigus, sinon, cette audacieuse dichotomie perdrait de sa pertinence. Il faudrait s’en tenir à un seul critère, brutal, grossier, incontestable : celui de la persistance ou de la disparition de la maladie dans le paysage. On mettrait en vrac dans la colonne de gauche les maladies qui ont disparu ou dont on ne meurt plus : peste, pied-bot, placenta prævia, scorbut, crétinisme hypothyroïdien, rhumatisme articulaire aigu, ergotisme, choléra, rachitisme, etc. Et dans le vrac de droite, celles qui tuent ou qui sont toujours là : cancers du sein, du pancréas ou du poumon, AVC et autres infarctus, addictions, Alzheimer, autisme, schizophrénie, sciatique, dépression, herpès récurrent, obésité, migraine, etc.

Notre historien en conclurait que la médecine s’est révélée incompétente pour toutes les pathologies de la colonne de droite. Voilà qui ne ferait certainement pas plaisir aux experts en charge de ces pathologies, d’autant moins qu’ils ont pris l’habitude d’être « starifiés » par les médias, par les centres de recherche et leurs pourvoyeurs de fonds.

Certes, ces « stars » ont raison de persévérer dans ces domaines où l’on reste ignorant. Le moindre petit frémissement de progrès dans ces monceaux d’incompétence est perçu comme un exploit sans précédent. Néanmoins, sans trop blâmer cette persévérance et cet optimisme, il faut lucidement constater que le domaine médical a ceci de particulier qu’il est le seul où l’échec permanent constitue un label de sérieux et d’expertise. Mieux encore, ces échecs irréductibles sont ceux où le marché prospère de façon éhontée, où les prix sont les plus indécents, où les ministères affichent les programmes les plus irréalistes et où les patients sont les plus captifs.

On peut aller jusqu’à mettre en équations les rapports entre l’intensité de l’échec et le nombre de plans ministériels, de propositions thérapeutiques, le montant des budgets et le temps médiatique. Bref, moins la science est productrice, plus elle sert de vitrine et de prétexte. Les échecs de la médecine sont le terreau de la collusion entre le marché dérégulé et les autorités régulatrices.

Notre historien téméraire, perplexe devant son tableau à deux colonnes, proposerait sans doute de réguler les régulateurs et de secouer les observateurs pour tenter de redonner un sens à l’histoire des sciences biomédicales. Mais un historien ne fait pas l’Histoire, il la constate et tente de la démystifier.

https://lucperino.com/639/expertise-de-l-echec.html

Aubaines et tourments de la surmédicalisation

8 juillet 2019

La position des médecins par rapport au problème de la surmédicalisation est ambiguë puisqu’ils en sont à la fois les acteurs, les bénéficiaires, et parfois, paradoxalement, les victimes.

Chercheurs, hospitaliers ou libéraux, ils sont des complices, actifs ou naïfs, de la stratégie d’extension du marché sanitaire, car elle leur est globalement profitable. Upton Sinclair a bien résumé ce fait propre à toutes les professions : « Il est difficile de faire comprendre quelque chose à quelqu’un quand son salaire dépend précisément du fait qu’il ne la comprenne pas. »

La surmédicalisation est un fabuleux contrat de nonchalance pour le médecin : actes de routine sur des patients en bonne santé, simples contrôles de pathologies dites « chroniques », actions ponctuelles dans des réseaux de soins, interventions faciles dans le cadre de dépistages organisés. Bref, des actes de plus en plus courts et simples avec un investissement intellectuel et physique de moins en moins important, tout cela au même tarif. N’est-ce pas la finalité de tout commerce ?

Pourtant, nous voyons de plus en plus de médecins, particulièrement des généralistes, s’intéresser au problème de la surmédicalisation de la société. Ces praticiens souffrent de ce que le que médecin et philosophe Alain Froment nommait une « tension axiologique ». L’axiologie est l’étude des valeurs morales et éthiques.

Diminuer la morbidité est une valeur positive pour le médecin, l’augmenter est une valeur négative. La surmédicalisation, en créant de la morbidité vécue chez des citoyens qui n’avaient aucune plainte, transforme le médecin en un créateur de morbidité. Cette contradiction est la cause essentielle du malaise.

Le généraliste est le premier à constater, sur le terrain, les dégâts psychologiques du surdiagnostic des dépistages organisés ou les effets secondaires des médicaments prescrits abusivement suite aux manipulations grossières des normes biologiques.  Ce spécialiste des soins primaires est aussi aux premières loges pour évaluer les conséquences sanitaires des inégalités sociales ; or cette surmédicalisation devient en elle-même un facteur de sous-médicalisation des plus défavorisés.

Tirer un bénéfice financier de cette dérive sociale est une nouvelle cause de mal être. Et si le médecin tente de sortir de cette trajectoire toute tracée, il risque de déséquilibrer dangereusement son système de valeurs, de brusquer ses patients, de contrarier certains confrères. Il prend finalement le risque d’une marginalisation.

Cette marginalisation, habilement orchestrée par le marché, devient alors un nouveau fardeau pour de nombreux confrères.

Pour un médecin, dénoncer les dérives de la surmédicalisation, c’est se tirer une balle dans le pied. Ne pas les dénoncer est parfois insupportable au point de loger cette balle dans la tête. Le suicide est une cause importante de mortalité des médecins en activité.

Références

Dépistage de la normalité

19 juin 2019

En 2014, résumant les dernières années de recherche, George Johnson osait affirmer « Le cancer n’est pas une maladie, c’est un phénomène ».  

Depuis une décennie, la biologie nous confirme que le cancer est l’évolution normale de toutes les lignées cellulaires. Chacune y aboutissant plus ou moins tôt en fonction de son rythme prédéterminé de renouvellement tissulaire (les muqueuses intestinales ou bronchiques plus rapidement que les os ou les neurones)

Dans le même temps les progrès des technologies biomédicales ont permis de détecter les cellules tumorales dans l’organisme. Les micropuces à ADN avaient inauguré le dépistage de l’ADN tumoral dans les années 1990. Désormais, les ADN, ARN, voire protéines ou exosomes tumoraux sont détectables par la dénommée « biopsie liquide », c’est-à-dire une simple prise de sang. Des biopsies de peau chez de jeunes personnes saines révèlent systématiquement des mutations précancéreuses.

Ces nouvelles technologies rendent caduque le vieux débat sur le dépistage systématique, puisqu’à court terme, elles aboutiront à un diagnostic de cancer chez tous les adultes. Les meilleurs experts non normatifs de la cancérologie commencent à déclarer sans détour que les dépistages systématiques sont inutiles, et certains pays commencent à les supprimer des programmes sanitaires. Décision d’autant plus sage que, toujours dans le même temps, les progrès de la chirurgie, de la radiothérapie, et de rares chimiothérapies ont permis d’améliorer la survie des cancers cliniques.

En dehors de la prévention, les maigres résultats épidémiologiques de la cancérologie depuis un demi-siècle ne résultent pas du dépistage mais du meilleur traitement des cancers cliniquement déclarés. 

La bonne question n’est donc pas, pourquoi nous développons des cancers, mais pourquoi nous en avons si peu qui parviennent au stade clinique ? Les mammifères dont nous faisons partie ont mis en place de solides mécanismes de défense pour retarder cet inexorable phénomène.

Enfin, si l’humour peut améliorer notre appréhension de la cancérologie, ne nous en privons pas. Les statistiques montrent que les patients atteints de maladies psychiatriques ou d’Alzheimer ont beaucoup moins de cancers que les autres. Non, il ne s’agit pas d’une chance compensatrice, mais simplement du fait qu’ils font moins de dépistage systématique. La mort par cancer finit par les rattraper, aux mêmes âges que les autres.

Les patients ne sont pas encore prêts à ces réflexions contre-intuitives. Les médecins non plus, y compris la grande majorité des cancérologues. Il en est ainsi dans les domaines où une orchestration dramaturgique formate la pensée. Mais, n’en doutons pas, un jour relativement proche viendra où lorsqu’un sénior en bonne santé viendra consulter avec l’angoissante question de savoir s’il a un cancer, le médecin pourra sereinement lui répondre :

– oui vous en avez certainement plusieurs, mais rassurez-vous, c’est normal…

Références