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Il est urgent d’attendre

mardi 25 octobre 2016

Pendant longtemps les médecins de famille ont été habitués à ne faire appel à des spécialistes que pour des cas qu’ils jugeaient sérieux. Les généralistes étaient nommés médecins « traitants » et les spécialistes, généralement hospitaliers, étaient des « consultants ». Il était admis que les omnipraticiens, s’ils n’avaient pas toutes les expertises, avaient au moins celle de la gravité et étaient aptes à décider seuls de l’urgence absolue ou relative.

Lorsque les spécialistes ont commencé à devenir significativement plus nombreux en ville, dans les années 1970-1980, les patients ont eu recours à ces experts plus abordables, indépendamment de toute notion de gravité ou d’urgence. Les spécialistes prirent alors l’habitude de gérer des cas bénins, dont ils découvrirent aussi l’intérêt commercial.

Leur moindre disponibilité aboutit même à certains retournements de situation. Par exemple, les urgences pédiatriques de nuit et de week-end  revenaient aux généralistes, alors que les vaccinations et consultations routinières de jour et de semaine revenaient aux pédiatres. Ou encore, la réduction de personnel dans les hôpitaux en période de vacances, modifia le concept d’urgence. Un généraliste qui appelait un expert en mars ou en novembre se voyait conseillé d’hospitaliser son patient sans délai, et lorsqu’il appelait en août, pour un cas similaire, il était alors félicité de ses bons soins à domicile. Certains omnipraticiens s’en amusaient en se déclarant spécialiste de nuit et généraliste de jour ou hospitalier d’été et libéral d’automne.

Saura-t-on jamais si le soin était meilleur lorsque l’urgence était partagée par tous ?

Faut-il déplorer que les généralistes aient eux-aussi fermé leur porte, la nuit, le week-end et les vacances ? Peut-être, comme le confirment les études sur « l’effet week-end ». Le risque de décès après une intervention chirurgicale pratiquée le vendredi augmente de 85% dans les deux jours suivants, et de 45% dans les trente jours suivants, car la surveillance post-opératoire est moins bonne le week-end. Il en est de même pour les accidents vasculaires où la mortalité de week-end est plus élevée.

Cette évolution des pratiques médicales a évidemment allongé les files d’attente aux urgences. Lorsque le délai d’attente passe de moins d’une heure à plus de six heures, le taux de mortalité double pour les pathologies aigues et les urgences relatives.

Mais réjouissons-nous, les enfants s’en sortent bien. Des chiffres surprenants révèlent que 5 à 10% des parents quittent les urgences sans que leur enfant ait été examiné. Parmi ces délaissés, 85% guérissent sans soins dans les jours suivants. Voilà qui autorise désormais à conseiller aux parents de retarder, voire d’éviter, les consultations de généralistes et pédiatres nocturnes et diurnes.

La désertion des soignants et l’encombrement des urgences nous apprennent qu’en matière de soins, il est souvent urgent d’attendre.

Références

Non-causalité inversée

lundi 9 juin 2014

J’ai beaucoup de mal à expliquer à mes patients la différence entre causalité et corrélation. Deux faits peuvent être corrélés sans avoir aucun lien de causalité. Les corrélations sont infinies, les causalités sont rares. Si l’on constate en même temps une augmentation de la température et une diminution de la TVA, il n’y a pas plus de causalité entre ces deux faits, corrélés dans ma phrase, qu’entre le fait d’avoir « la vérole et un bureau de tabac ». Être renversé par un autobus une semaine après avoir reçu un vaccin contre l’hépatite B est une malencontreuse corrélation qu’il sera compliqué de transformer en causalité, même avec un excellent avocat.

Les causalités sont toujours difficiles à prouver, et même lorsqu’elles sont évidentes, d’aucuns s’amusent à imaginer tous les facteurs possibles de confusion. Certains esprits, tordus ou brillants, vont jusqu’à tenter d’inverser la causalité. L’exemple le plus fameux est celui du généticien Ronald Fisher qui suggéra que ce n’était pas le tabac qui provoquait le cancer du poumon, mais l’inflammation des bronches, due à un cancer débutant, qui provoquait l’envie de fumer. Son audacieuse tentative échoua lorsque l’on découvrit ses liens d’intérêt avec l’industrie du tabac…

Lorsqu’un médecin pratique une radio, cela ne signifie pas que le cas est grave, il peut rechercher une éventuelle fracture, ou au contraire, être certain qu’il n’y en a pas, et en fournir une preuve concrète au patient afin de le rassurer (aux frais de la Sécurité Sociale). Il y a donc une « non-causalité » entre gravité et radio.

Les situations de non-causalité abondent en médecine, prescription-guérison, prescription-remboursement ont le plus souvent des relations non-causales. Mais notre société médicalisée a désormais dépassé Ronald Fisher en créant un pittoresque imbroglio socio-sanitaire : la « non-causalité inversée » qu’un seul exemple suffira à expliquer. Toutes les IRM pratiquées pour des tendinites n’ont aucun intérêt puisque le diagnostic de la tendinite est essentiellement clinique. L’abus de prescription médicale provoque chez les patients un raisonnement causal inversé : « on m’a fait une IRM, donc c’est grave ». Cette négation de la science clinique par les médecins provoque un profond bouleversement de la perception de la gravité clinique par les patients. Lorsque l’IRM a été pratiquée dans un service dit « d’urgence », la méprise subjective est double, car le mot « urgence » est un second facteur d’inversion de causalité. La juxtaposition des deux mots « IRM » et « urgence » peut parfois suffire à justifier quelques jours d’arrêt de travail, transformant les inutiles dépenses médicales en un drame social, (toujours aux frais de la Sécurité Sociale) !

La dérive cognitive a pris une telle ampleur qu’il devient nécessaire d’intégrer l’enseignement la « non-causalité inversée » en faculté de médecine et de sociologie.

Références