Le danger des additifs au plomb dans l’essence a été découvert dans les années 1930 et l’essence au plomb a été définitivement interdite en 2000. Le rôle cancérogène de l’amiante a été démontré dans les années 1930 et il a fallu attendre les années 1990 pour que les premières lois d’interdiction entrent en vigueur. La responsabilité du tabac dans le cancer du poumon a été mise en évidence par l’étude de Doll et Hill et 1950 et les premières lois effectives contre le tabac sont apparues plus de trente ans plus tard. Les effets néfastes d’un excès de consommation de sucre étaient évidents au début du XX° siècle et les premières alarmes ont été déclenchées dans les années 1960.
Ces exemples, parmi les plus connus, font apparaître un délai incompressible de 30 à 60 ans entre la preuve d’une nocivité et les premières législations destinées à la réduire. La durée de ce délai est liée à la puissance des lobbies et à leur expertise en « agnotologie ». Ce néologisme de Proctor désigne la « science » consistant à produire du doute et de la méconnaissance, son principe simple repose sur une cascade d’amalgames : toute étude étant toujours critiquable, la critique devient équivalente à une absence de preuve, et l’absence de preuve est alors assimilée à une absence de nuisance. Les médias grand public en sont l’amplificateur naturel, puisque leur vitalité provient de la polémique et de la pluralité des paroles.
En constatant la grande différence entre les deux premiers et les deux derniers exemples précédents, nous pouvons mieux comprendre pourquoi l’agnotologie fonctionne si bien. Le plomb et l’amiante ont disparu, alors que les consommations de tabac et de sucre ont régulièrement augmenté. Le citoyen serait-il plus perméable à l’agnotologie que le législateur ? Le législateur serait-il plus concerné par la santé publique que le citoyen ne l’est par sa santé individuelle ? Les deux sont possibles…
Mais l’essentiel de l’explication se trouve ailleurs : un danger est toujours évalué comme supérieur s’il provient d’autrui, alors que les nuisances paraissent moindres lorsqu’on pense les assumer soi-même. Chacun est optimiste sur sa capacité individuelle à échapper à un risque déterminé par le calcul statistique. La forte mortalité routière hante peu le conducteur lorsqu’il est à son volant. Le fumeur connaît les dangers de la cigarette, mais il est convaincu qu’il échappera à la statistique morbide du tabac.
Enfin, la relation à la statistique est inversée lorsqu’il s’agit d’un bénéfice possible, et non plus d’un risque. Même si des études confirment le peu d’intérêt d’un régime, d’un médicament, d’un dépistage ou de quelque action sanitaire, chacun pense être inclus dans le bon pourcentage, même si ce dernier est ridiculement faible.
Certains regretteront que cette réalité humaine permette des excès comme le marketing ignoble du tabac sur les adolescents ou certains lobbysmes maffieux, mais il faut aussi se réjouir de cet optimisme robuste, propre à notre espèce.