Archive pour le mot-clef ‘épistémologie’

De l’épisiotomie à l’épistémologie

mercredi 22 août 2018

L’épisiotomie offre un excellent modèle de réflexion sur l’histoire du soin préventif. Cette incision du périnée a été pratiquée pour la première fois en 1741 dans le but d’éviter aux femmes accouchées de plus graves déchirures. L’idée était a priori louable, comme se doit d’être toute idée médicale.

Malgré la rareté de ces graves déchirures, la méthode a connu un spectaculaire regain d’intérêt au début XX° siècle, jusqu’à concerner 70% des parturientes, voire 100% dans certaines maternités. Et cela malgré l’absence d’études sur son intérêt préventif.

Cette pratique n’engendrant aucun profit, ni pour les médecins, ni pour l’industrie, ce regain d’intérêt, après 150 années de discrétion, reste obscur. Il doit se comprendre dans le cadre plus général de la médicalisation de l’accouchement et dans la volonté de limiter tous les risques, y compris les plus rares.

Malgré des séquelles parfois gênantes pour la sexualité féminine, cette pratique n’a pas été contestée et a fini par s’inscrire dans la liste des « violences obstétricales ordinaires ». Au début des années 2000, plus de la moitié des femmes subissaient encore une épisiotomie préventive, sans évaluation réelle des risques individuels de déchirures, ni évaluation des bénéfices de santé publique. Dans le domaine du soin, il est toujours très difficile de financer et d’organiser une étude sérieuse lorsqu’il n’y a pas d’espoir de profit et que le seul bénéfice escompté est d’ordre clinique ou éthique. Surtout si une tradition s’est établie avec pour argument initial celui de la précaution.

Pourtant au début du XXI° siècle, plusieurs études suggéraient déjà fortement l’inutilité de l’épisiotomie. En effet, le nombre de graves déchirures périnéales lors de l’accouchement restait constant (et toujours aussi faible). On mutilait ainsi de nombreuses femmes sans apporter aucun bénéfice aux rares malheureuses supposées devoir en profiter. Situation prototypique résumant les 4 défauts majeurs du soin préventif : absence d’évaluation du rapport bénéfices/risques, absence d’interrogation sur l’étanchéité entre santé publique et santé individuelle, restriction causale autour d’un seul facteur théorique, impossibilité d’envisager l’abstention comme équivalente ou supérieure à l’action.

Depuis quelques années, des données de plus en plus précises ayant démontré les nuisances et l’inutilité de cette pratique, le taux d’épisiotomie a fortement baissé. Il est aujourd’hui de 20% en France, soit encore deux fois plus élevé que le taux préconisé arbitrairement par l’OMS. En réalité, un examen plus attentif des méta-analyses montre que l’épisiotomie pourrait totalement être supprimée sans modifier le nombre des graves déchirures périnéales.

Mais pour en arriver à cette suppression totale. Il faudra toute la sagesse des citoyens et toute la sérénité des juges pour calmer l’activisme obstétrical… Il nous faudra l’audace de l’abstention…

Références

Populisme du monofactoriel

lundi 12 février 2018

On dit qu’un évènement est monofactoriel lorsqu’il a une cause unique. Inversement, lorsque plusieurs facteurs causaux sont identifiables, on parle indifféremment de plurifactoriel, polyfactoriel ou multifactoriel.

Une pierre tombe exclusivement à cause de la gravitation. Mais hormis ces exemples de physique élémentaire, le monofactoriel est rarissime. Dès que l’on aborde les sciences de la vie, le plurifactoriel devient la règle. Même la tuberculose-maladie n’a pas que le bacille de Koch comme cause. Et lorsque l’on aborde les sciences humaines et sociales, l’imbroglio des causes est parfois tel que toute analyse en devient impossible.

On peut alors se demander pourquoi, dans le domaine de la santé, carrefour des sciences de la vie et des sciences sociales, le monofactoriel jouit d’un grand prestige dans le public, et fait l’objet d’une quête effrénée chez les chercheurs.

Les patients veulent connaître la cause unique de leur fatigue, de leur cancer, ou des pleurs de leur nourrisson. Les chercheurs s’acharnent sur le LDL-cholestérol pour expliquer la dégénérescence vasculaire, ou sur le raccourcissement des télomères pour expliquer le vieillissement. Ils en ont le droit, car cette méthode nommée « réductionnisme scientifique » est indispensable à la recherche depuis que Descartes a démontré qu’il faut d’abord comprendre les « parties » pour espérer comprendre le « tout ».

Mais entre ce louable réductionnisme et le monde réel de la santé, le chemin est tortueux et semé d’embûches… Embûches que franchissent sans vergogne les populistes de la communication qui savent à quel point le peuple est subjugué par le mirage de la cause unique.

La prépondérance du monofactoriel caractérise les discours populistes : le pouvoir d’achat baisse à cause de l’Euro, le chômage monte à cause de la mondialisation, la délinquance augmente à cause de l’immigration… Votez pour moi et j’élimine l’Euro, la mondialisation et l’immigration…

Le populisme médical procède exactement de la même façon. Votez pour moi, car j’ai un médicament qui fait baisser le cholestérol et un autre qui rallonge les télomères.

Et ça marche assez bien. Un candidat populiste peut rassembler jusqu’à 25% d’électeurs, voire 50% dans certains grands pays. Une médecine populiste dépasse allègrement ces pourcentages dans de nombreux pays.

Référence

Déplacement du temps zéro

mardi 20 octobre 2015

« Okies » désignait péjorativement les ouvriers agricoles de l’Oklahoma qui ont dû migrer en Californie après la grande crise de 1929. Will Rogers a férocement résumé cette migration d’un million de personnes : « Lorsque les Okies ont quitté l’Oklahoma pour s’établir en Californie, ils ont haussé le niveau intellectuel des deux états ». Cet humoriste originaire d’Oklahoma signifiait ainsi que les plus stupides des habitants d’Oklahoma avaient tout de même un niveau supérieur à la moyenne des Californiens (qu’il ne devait pas beaucoup aimer) !

Cet apparent paradoxe, parfois nommé « phénomène de Will Rogers » s’exprime simplement en mathématique. En considérant l’ensemble [1,2,3] et l’ensemble [4,5,6,7], si l’on fait migrer le chiffre 4 vers le premier ensemble, les moyennes arithmétiques des deux ensembles augmentent.

L’équivalent médical est le « changement de stade » (stage migration)

En améliorant la détection d’un cancer ou en abaissant la norme de l’hypertension, on fait « migrer »  des personnes bien portantes, vers le groupe des personnes malades. La durée moyenne de vie du groupe bien portant est logiquement améliorée par le retrait de ces personnes « intermédiaires ». Mais ces mêmes personnes, dont on a changé le stade, viennent aussi améliorer le niveau de santé du groupe malade, car elles le sont moins qu’eux.

En cancérologie, ce phénomène est mieux connu sous le terme de « déplacement du temps zéro » (zero time shift).

Cette arithmétique des groupes ne donne cependant aucune indication sur l’éventuel changement de durée de vie de chaque individu. Une maladie détectée plus tôt augmente logiquement la durée de survie après le temps zéro (moment du diagnostic), sans forcément augmenter la durée globale de vie de l’individu dont on a changé le « stade ».

Ce phénomène était déjà bien identifié et décrit en 1985 dans un article du NEJM (voir biblio).Trente ans plus tard, avec les progrès de la détection précoce, il est surprenant qu’il reste aussi méconnu.

Le critère de « survie à cinq ans après diagnostic », n’a plus aucune valeur épidémiologique en cancérologie, pourtant il reste le seul utilisé, aussi bien au journal de 20h qu’au plus haut niveau universitaire.

Il est grand temps d’intégrer nos progrès technologiques à notre réflexion épidémiologique.

La seule mesure pertinente de nos progrès diagnostiques et thérapeutiques, pour un diagnostic donné, dans une population donnée, est l’âge moyen constaté à la mort due à la maladie correspondant à ce diagnostic. Pourquoi alors continue-t-on à utiliser des critères devenus inadéquats ?

En médecine, aucune technologie ne peut être considérée comme un véritable progrès sans le progrès conceptuel correspondant.

Références