Archive pour le mot-clef ‘diagnostic’

Non-causalité inversée

lundi 9 juin 2014

J’ai beaucoup de mal à expliquer à mes patients la différence entre causalité et corrélation. Deux faits peuvent être corrélés sans avoir aucun lien de causalité. Les corrélations sont infinies, les causalités sont rares. Si l’on constate en même temps une augmentation de la température et une diminution de la TVA, il n’y a pas plus de causalité entre ces deux faits, corrélés dans ma phrase, qu’entre le fait d’avoir « la vérole et un bureau de tabac ». Être renversé par un autobus une semaine après avoir reçu un vaccin contre l’hépatite B est une malencontreuse corrélation qu’il sera compliqué de transformer en causalité, même avec un excellent avocat.

Les causalités sont toujours difficiles à prouver, et même lorsqu’elles sont évidentes, d’aucuns s’amusent à imaginer tous les facteurs possibles de confusion. Certains esprits, tordus ou brillants, vont jusqu’à tenter d’inverser la causalité. L’exemple le plus fameux est celui du généticien Ronald Fisher qui suggéra que ce n’était pas le tabac qui provoquait le cancer du poumon, mais l’inflammation des bronches, due à un cancer débutant, qui provoquait l’envie de fumer. Son audacieuse tentative échoua lorsque l’on découvrit ses liens d’intérêt avec l’industrie du tabac…

Lorsqu’un médecin pratique une radio, cela ne signifie pas que le cas est grave, il peut rechercher une éventuelle fracture, ou au contraire, être certain qu’il n’y en a pas, et en fournir une preuve concrète au patient afin de le rassurer (aux frais de la Sécurité Sociale). Il y a donc une « non-causalité » entre gravité et radio.

Les situations de non-causalité abondent en médecine, prescription-guérison, prescription-remboursement ont le plus souvent des relations non-causales. Mais notre société médicalisée a désormais dépassé Ronald Fisher en créant un pittoresque imbroglio socio-sanitaire : la « non-causalité inversée » qu’un seul exemple suffira à expliquer. Toutes les IRM pratiquées pour des tendinites n’ont aucun intérêt puisque le diagnostic de la tendinite est essentiellement clinique. L’abus de prescription médicale provoque chez les patients un raisonnement causal inversé : « on m’a fait une IRM, donc c’est grave ». Cette négation de la science clinique par les médecins provoque un profond bouleversement de la perception de la gravité clinique par les patients. Lorsque l’IRM a été pratiquée dans un service dit « d’urgence », la méprise subjective est double, car le mot « urgence » est un second facteur d’inversion de causalité. La juxtaposition des deux mots « IRM » et « urgence » peut parfois suffire à justifier quelques jours d’arrêt de travail, transformant les inutiles dépenses médicales en un drame social, (toujours aux frais de la Sécurité Sociale) !

La dérive cognitive a pris une telle ampleur qu’il devient nécessaire d’intégrer l’enseignement la « non-causalité inversée » en faculté de médecine et de sociologie.

Références

Dépister ou non l’Alzheimer

jeudi 12 septembre 2013

La Conférence de l’Association Internationale de l’Alzheimer s’est tenue à Boston en juillet dernier (AAIC 2013).

L’une des questions les plus débattues a été celle de l’utilité d’un dépistage et d’un diagnostic précoces. La question était hypocrite, puisque l’on sait que les sponsors de ces associations et conférences orientent déjà toutes les recherches vers un dépistage de plus en plus précoce, indépendamment des avertissements et des inquiétudes des cliniciens.

Malgré cette hypocrisie, dont la médecine prédictive est coutumière, les arguments étaient valables des deux côtés. Les partisans du dépistage insistaient sur la nécessité de la précocité pour améliorer la prise en charge et le pronostic. Les adversaires arguaient qu’il n’existe actuellement aucun médicament susceptible de retarder l’apparition de la maladie ou de ralentir son évolution. Ce dépistage est donc sans intérêt, et risque, en outre, d’inquiéter plus longtemps les patients et leurs familles, sans pouvoir rien changer au pronostic.

Les partisans rétorquaient qu’il existait déjà quelques moyens non pharmacologiques, tels que la marche, l’exercice physique, l’affection, l’entraînement cognitif, la suppression du tabac, des opiacés et des somnifères, le toucher et toutes les stimulations sociales et sensorielles, ainsi que la lutte contre l’obésité. Autant d’éléments qui rangeaient adroitement ces partisans du diagnostic précoce du côté de l’écologie et de l’empathie. Argument combattu maladroitement par les adversaires qui savent que ces thérapies non médicamenteuses sont mal appliquées, ou très vite abandonnées, dès lors que le marché propose un médicament, même si celui-ci est inefficace ou nuisible. Car la croyance en une chimie pouvant tout guérir est tenace, même pour une maladie neuro-dégénérative d’apparition tardive.

Les médecins attentifs savent que la recherche sur la maladie d’Alzheimer, ne pouvant aboutir à guérir ou à éradiquer cette maladie, veut ouvrir des pistes « crédibles » d’un traitement préventif, « vendable » à tous les adultes anxieux et assurés sociaux.

En attendant cette prouesse mercatique et – pourquoi pas – scientifique, l’examen attentif des données actuelles de la science peut mettre tout le monde d’accord sur l’inutilité actuelle du dépistage. Il apparaît que les meilleurs traitements préventifs de cette terrible maladie sont les mêmes que les thérapies considérées comme les plus actives pour en ralentir le cours. Citons-les encore : scolarisation longue et précoce, régime peu calorique, suppression du tabac, entraînement cognitif, socialisation, toucher, exercice physique, affection, stimulation sensorielle, etc. Seuls moyens possédant, à ce jour, la preuve d’une efficacité, tant préventive que curative.

Peu importe alors de chercher à définir le moment opportun du diagnostic, puisque ces traitements ne doivent jamais cesser, avec ou sans diagnostic.

Sous-diagnostic

lundi 24 juin 2013

Aujourd’hui, il n’est plus possible de lire un article traitant d’un sujet médical sans y lire le mot « sous-diagnostiqué ». Toutes les maladies sont sous-diagnostiquées. La réalité pathologique serait donc bien pire que la capacité diagnostique des médecins.

La maladie bipolaire toucherait environ 5% de la population, alors que les médecins n’en diagnostiquent que 1%. Pour la schizophrénie, ce serait 3% au lieu de 1%. Les psoriasis seraient en réalité deux fois plus nombreux que ce que les médecins arrivent à diagnostiquer. Je ne parle pas des cancers, ils sont tous diagnostiqués trop tard. S’ils étaient diagnostiqués plus tôt, on n’en mourrait plus jamais. A vrai dire, la question du diagnostic du cancer est embarrassante. S’ils étaient tous diagnostiqués « à temps », y en aurait-il chez 100% de la population, ou n’y en aurait-il plus du tout ? Nul ne sait répondre, aujourd’hui, à cette question pourtant fondamentale.

Même la migraine et la maladie d’Alzheimer sont sous-diagnostiquées. Quel bonheur que celui d’avoir une migraine non diagnostiquée. Ceux qui ont la malchance d’avoir une migraine diagnostiquée doivent bien me comprendre. A titre personnel, je préfère largement être porteur d’une maladie non diagnostiquée, quelle qu’elle soit.

Il y a quelques années, lorsque je lisais ces innombrables articles où le mot « sous-diagnostic » apparaissait, j’avais secrètement honte, car je percevais mon incurie de généraliste. Tous ces diagnostics que j’avais manqués seraient un jour établis par un spécialiste, et l’opprobre serait alors définitivement sur moi.

Mais en y réfléchissant mieux, je constate que le nombre de maladies sous-diagnostiquées augmente régulièrement. Cela signifie que l’arrivée massive des spécialistes sur le marché médical public et privé n’a rien changé à notre incurie diagnostique. Tous ces spécialistes et hyper-spécialistes sont donc aussi médiocres que je l’étais. Certes, c’est une bien mesquine consolation, car des patients de plus en plus nombreux continuent à vivre en errance de diagnostic… Combien de déficients cognitifs, de dépressifs, de précancéreux, de pré-douloureux, de pré-hypertendus, de pré-hyperactifs, continuent à errer en l’attente de leur vérité…

Parfois, a contrario, il m’arrive d’être fier en pensant au fardeau que j’ai évité à tous ces patients maintenus dans leur vacuité diagnostique. Hélas, ils n’en ont pas conscience, et je reste seul avec l’angoisse de leur verdict qui tombera, tôt ou tard.