Auto-immunité

16 juillet 2012

Les anti TNF font partie des avancées thérapeutiques notables de ces dernières années.  Prescrits essentiellement dans la polyartrhrite rhumatoïde, Ils améliorent la qualité de vie des patients. Nous n’avons pas encore assez de recul pour connaître leur impact sur la quantité de vie, mais les patients soulagés de leurs douleurs ne se préoccupent guère de cet aspect à long terme. On les comprend.

Les anti TNF sont aussi prescrits dans d’autres maladies auto-immunes telles que les colites inflammatoires, (Crohn, RCH), la spondylarthrite ankylosante, le rhumatisme psoriasique ou même le psoriasis.

Un des effets secondaires  les plus paradoxaux de ces molécules est l’induction d’un psoriasis. Ce n’est certes pas la première fois qu’un traitement induit une maladie, mais il est rarissime qu’il induise la maladie qu’il est supposé guérir.

Les maladies auto-immunes continuent à garder leur secret. Même si l’on a esquissé le principe physiopathologique général, le clinicien reste ignare devant leur évolution cyclique et capricieuse et l’énorme disparité de leurs formes et de leur gravité.

Les spécialistes, garants des prescriptions difficiles dans ces maladies auto-immunes, doivent se méfier des tentatives de banalisation. Que ceux, qui verraient cette mise en garde d’un praticien de terrain comme un crime de lèse-majesté, veuillent bien poursuivre…

Ce n’est pas par hasard que les diagnostics de spondylarthrite et de rhumatismes psoriasiques ont augmenté depuis l’apparition de ces molécules.  Les incitations à l’éveil clinique autour de ces pathologies ont été nombreuses. Tel clinicien est fier d’avoir enfin trouvé le diagnostic exact de cette « lombalgie » traînante que ses confrères avaient négligée. Tel autre se félicite d’avoir fait le lien entre ces douleurs articulaires fugaces et la dermatose des plis dont nul n’avait suspecté l’origine psoriasique.

C’est vrai, l’expertise clinique n’en finit pas de s’améliorer et de forcer mon admiration. Piètre clinicien que celui qui a décelé la spondylarthrite de son patient à 35 ans, alors que son histoire montre a posteriori que la pathologie a débuté quand il avait 15 ans.

Depuis que les anti-TNF sont sur le marché, ces retards diagnostiques « coupables » ne se verront plus. Tous les spécialistes sont en éveil pour ne plus rater les diagnostics subtilement déplacés sous les feux de la rampe.

Lorsqu’existe un traitement pour des pathologies où le diagnostic progresse plus vite que nos connaissances physiopathologiques, la prudence est la première règle. Nous savons que la frontière est parfois ténue entre diagnostic précoce, surdiagnostic et surtraitement.

Ce psoriasis paradoxal induit vient-il opportunément nous rappeler que l’auto-immunité est encore plus complexe que tout ce que nous supposions?

Débats entre soi

2 juillet 2012

Débats entre soi

Un grand média organise un débat d’opinion sur la parité hommes-femmes dans l’entreprise. Les trois invités sont trois mâles caucasiens, directeurs d’entreprise, à costume gris sombre et cravate.

Supposons que ces hommes aient réellement des idées modernes sur la libération de la femme et soient sincèrement favorables à l’égalité des sexes. Supposons enfin que nous croyions à leur sincérité. Ces deux présuppositions n’empêcheront pas la pauvreté du dialogue. Nos interlocuteurs devant réajuster en permanence le fond et la forme de leurs propos pour contraindre leur sincérité et contourner leur statut.

Un autre média organise un débat politique où les trois invités sont trois membres actifs du front national ou d’un quelconque autre parti. Nous n’avons rien à présupposer pour imaginer l’ennui mortel du débat.

Imaginons à l’envi un débat sur la dépénalisation de la drogue où les trois invités seraient des dealers, ou un autre sur l’euthanasie où les trois invités seraient des prêtres, etc.

Il serait injuste de me reprocher quelque fantaisie de chroniqueur ou d’agitateur d’idée. Les sujets médicaux sont régulièrement à l’origine de ce genre de débat sans contradicteur sur les plus grands médias et pour le plus large public. Les invités y sont mâles et caucasiens, hauts responsables dans leur spécialité, ingénieurs biomédicaux, fort éloignés de la médecine basée sur le réel et adaptant volontiers les preuves à la promotion de leur spécialité.

Il convient de préciser ici que chaque spécialiste considère sa spécialité comme une priorité de santé publique. Le nombre de priorités de santé publique va donc croissant régulièrement comme le nombre de spécialités et d’hyper-spécialités.

Je dois fournir des preuves. Leur liste est interminable. J’en choisis une au hasard sur un sujet qui méritait au moins l’intervention d’un médecin généraliste ou d’un patient inutilement mutilé.

C’était sur un grand média au sujet du cancer de la prostate. Les trois invités étaient trois professeurs d’urologie dont l’un était le président de l’association française d’urologie ! [1] Qui dit mieux ?

La polémique n’a même pas eu lieu. A vrai dire, la polémique est déjà dépassée, tant la médecine est prise en défaut sur ce dossier. Nos trois urologues pouvaient-ils en convenir au cours d’une si belle émission promotionnelle de leur spécialité ?

Ce débat a fini comme prévisible par tourner avec une discrète subtilité autour du spectre du « n’attendez pas qu’il soit trop tard pour vous informer »…

Et en plus de toutes ces menaces qui pèsent sur nous, il y a des trains qui n’arrivent pas à l’heure.


[1] France Inter. Mercredi 15/09/2010. Emission « Le téléphone sonne ». Invités :

– Professeur Pascal Richman : Président de l’Association française d’urologie

– Professeur Laurent Salomon, professeur d’urologie à Henri Mondor.

– Professeur Stéphane Droupy, professeur d’urologie au CHU de Nîmes.

Somatogenèse ou psychogenèse

18 juin 2012

Cela fait vingt ans déjà que dans son « anthropologie de la maladie »[1], Laplantine affirmait que la médecine accepte de plus en plus l’idée d’une somatogenèse des maladies mentales et de moins en moins celle d’une psychogenèse  des maladies somatiques.

Le mouvement s’était amorcé depuis longtemps avec les fissures de plus en plus visibles de la mythologie freudienne. Oui le cerveau était un organe comme les autres soumis à la génétique, aux pathologies congénitales ou gravidiques, à la chimie des drogues et médicaments, aux polluants, aux virus, aux parasites et au système immunitaire.

L’estomac ou le colon, avec leur physiologie orientée vers la digestion, présentent des manifestations pathologiques révélées par des troubles du transit et de la digestion.  Il est naturel que le cerveau, physiologiquement orienté vers des processus mentaux, manifeste ses pathologies par des troubles mentaux. Il faut être théiste pour penser que le cerveau humain a une origine céleste, ou être misogyne, comme l’était Freud, pour penser que ses dysfonctions proviennent de la mère ou de la grand-mère.

N’en doutons pas, le processus de la somatogenèse des maladies psychiatriques est irréversible dans un monde ou l’IRM a remplacé le surmoi. Tant mieux.

Fallait-il pour autant s’empresser de rejeter la psychogenèse des maladies somatiques ?  Il n’y aurait donc plus de psychogenèse pour aucun organe quel qu’il soit, cœur, cerveau, peau ou thyroïde. Le clinicien attentif ne peut s’y résoudre.

Le psychisme existe indépendamment de toute pathologie. Le profil anxieux, l’imagination créatrice, la capacité d’empathie ou la faculté de syntonie sont des caractéristiques individuelles comme le sont la couleur des cheveux, la tonicité veineuse ou le périmètre thoracique. Nul ne peut nier la composante psychique du seuil de douleur, l’effet du stress sur le transit et la tension artérielle ou le rôle de l’émotion sur le niveau de la réaction allergique.

La couleur des yeux oriente l’appariement sexuel, donc la vie de couple qui s’en suit. La taille influence la carrière professionnelle, donc la quantité cumulée de stress. Les parents modulent l’imagination créatrice et le degré d’autonomie qui feront accepter ou refuser une intervention chirurgicale, avec des conséquences majeures sur toute la médicalisation qui peut en découler. L’anxiété porte au dépistage des maladies qui majore à son tour l’anxiété en un interminable cercle vicieux générateur de pathologie iatrogène.

Savoir démêler les subtiles intrications entre la psychogenèse, la somatogenèse, l’environnement et l’histoire individuelle relève d’une grande expertise clinique. Il serait erroné de croire que cette expertise  a disparu. Elle est au contraire mieux aiguisée chez un grand nombre de mes confrères généralistes. Elle n’a simplement plus jamais droit de cité, car la cité adore un nouveau dieu Soma qui règne sur la pathologie comme, en son temps, un certain Yahvé domina l’anthropologie.

Ce dieu-là néglige les patients, les médecins et la science qui se prosternent mal.


[1] François Laplantine. « Anthropologie de la maladie ». Payot. 1992. P 101.

Arithmétique du DSM

4 juin 2012

Le premier manuel diagnostique et statistique des maladies mentales, plus connu sous le nom de DSM 1, a été publié en 1952. Il comportait la définition et la description de cent maladies mentales.

Il a été suivi des versions DSM 2 et  DSM 3 qui contenaient respectivement la description de deux cents et de trois cents maladies mentales.

L’actuel DSM 4, publié en 1994 et révisé en 2000, en dénombre 400.

Le DSM 5 qui doit paraître au cours de l’année 2013 contient la définition de 500 troubles mentaux.

Tout lecteur attentif aura remarqué que le nombre de pathologies mentales découvertes dans le monde, est corrélé de façon hautement significative au numéro de la version du DSM qui les décrit. Cette corrélation est constante dans le temps sur plus d’un demi-siècle d’observation et répond à un coefficient multiplicateur de 100.

En psychiatrie, il y a toujours eu deux clans qui se sont opposés violemment.

D’une part, les analystes qui ont eu une lourde tendance à catégoriser l’environnement pour ne pas avoir à catégoriser les patients. Leur DSM était vide.

D’autre part, les pathologistes qui ont travaillé minutieusement sur les signes pathognomoniques pour tenter de catégoriser les patients. Leur DSM comportait une douzaine de maladies.

Les uns, comme les autres ont toujours été regardés avec condescendance par les artisans des sciences « dures », car leurs deux psychiatries restaient désespérément « molles »

Il semble qu’un troisième clan soit en train de prendre définitivement le dessus…

Alors, les paris sont ouverts…

Si dans une ou deux décennies, la version 6 contient 600 maladies, nous pourrons alors affirmer que la psychiatrie est une science exacte.

Sinon, elle pourra continuer à faire l’objet des moqueries des mathématiciens… Et des comptables…

Sociologie du dépistage.

22 mai 2012

D’après les méta-analyses les plus récentes, le dépistage du cancer du sein constitue un bénéfice pour environ une patiente sur mille. Le ratio bénéfice-risque reste donc « officiellement » positif.

La plupart des médecins sont favorables à ce dépistage. Et en France, il s’agit d’un dépistage dit « organisé » avec forte publicité du ministère auprès du grand public.

Les méta-analyses les plus récentes confirment que le dépistage du cancer de la prostate par le PSA représente une « perte de chance » pour environ un patient sur mille. Les autorités sanitaires ont confirmé l’inutilité de ce dépistage. Il n’existe donc aucune organisation administrative de ce dépistage ni aucune incitation à le pratiquer.

Pour chacun de ces deux dépistages, le paysage scientifique est donc en harmonie avec le paysage administratif.

Considérons maintenant leur paysage social.

53% des femmes participent au dépistage organisé du cancer du sein (INVS 2011). Si l’on ajoute le dépistage dit « sauvage », on arrive à un taux approximatif de 65% de dépistage dans la population ciblée et à un très faible taux de dépistage chez les femmes non ciblées.

A l’opposé, 75% des hommes subissent un dépistage du cancer de la prostate aussi bien dans la population cible « officieuse » des moins de 75 ans que dans celle des plus de 75 ans où la « perte de chance » est encore plus forte.

Pourquoi donc la sociologie des dépistages en cancérologie est exactement l’inverse de ce qu’elle devrait être d’après les données scientifiques et les incitations administratives ?

Qui pourrait répondre à cette question ? Et surtout, qui ose vraiment la poser ?

Nous constatons qu’en matière de dépistage en cancérologie, les réalités des preuves et des faits n’influencent ni les pratiques des médecins, ni les convictions intimes des patients. Ce sont les croyances subjectives et l’intuition populaire qui constituent l’unique cadre référentiel. Les patients s’accommodent naturellement de ce cadre archaïque, et il semble que les médecins s’en satisfassent tout aussi bien, y compris certains exigeants défenseurs de la médecine basée sur les preuves.

Derrière mon stéthoscope.

10 mai 2012

En inventant le stéthoscope, Laennec majora brutalement l’expertise des médecins. Les crachats sanglants eurent soudain leur origine dans la « caverne » tuberculeuse dont le « râle caverneux » devenait perceptible. Les sibilants émis par les bronches resserrées de l’asthmatique correspondaient bien à son essoufflement. L’épuisement du cardiaque fut traduit en un « bruit de galop » de son ventricule gauche ou en un souffle systolique trahissant le manque d’étanchéité de sa valve mitrale.

Avec des preuves aussi tangibles, ou plus exactement auscultables, de la maladie, le stéthoscope allait immédiatement devenir l’emblème du diagnostic, et progressivement la bannière des médecins, puisque le diagnostic était leur exclusivité et leur apanage. Dans la foule blanche de l’hôpital, on apprit vite à distinguer l’homme de l’art, grâce à son stéthoscope en collier, en écharpe, en bandoulière ou dépassant de la poche avec une feinte discrétion.

En offrant aux médecins ce premier traducteur des plaintes de leurs patients, Laennec ne pouvait imaginer le remue-ménage qu’il allait provoquer dans leurs relations.

Tout a commencé à se dérégler lorsque des oreilles expertes de médecins anxieux, prosélytes ou avides ont perçu des souffles chez des citoyens qui n’avaient jamais émis la moindre plainte et qui s’étaient fourvoyés par mégarde ou par curiosité sous la membrane amplificatrice d’un stéthoscope.

Le « souffle au cœur » devint la première maladie vierge de toute plainte. Que ces citoyens, devenus soudainement « patients », soient ou non porteur d’une véritable anomalie d’une de leurs valves cardiaques ne changeait rien à leur statut, ils étaient tous catalogués comme « soufflés du cœur ». Infamie et invalidité qui ne les quitteraient plus jamais, même s’ils devenaient centenaires pour mieux confirmer leur prédisposition à la bonne santé.

Après quelques réflexions, confortées par l’arrivée de l’échographie, on sait désormais distinguer les bons souffles des mauvais souffles. Nous pouvons ainsi soustraire des millions de (faux) malades à deux siècles d’Histoire de la médecine.

Soyons honnêtes, aujourd’hui mon stéthoscope ne me révèle plus grand-chose de véritablement inédit. Les citoyens-patients n’ont plus de plainte à révélation stéthoscopique triviale, puisque les dépistages par imagerie, biologie ou génétique ont, depuis longtemps, devancé toutes leurs requêtes. Les symptômes de médecins sont aujourd’hui les plus nombreux, les mieux examinés et les plus extensivement soignés, alors que les symptômes des patients, moins nombreux et moins rhétoriques, restent en souffrance au propre comme au figuré.

Alors pourquoi continué-je à passer autant de temps derrière mon stéthoscope et à l’arborer aussi ostensiblement ?

Je crois probablement encore un peu que cette bannière historique me confère l’image d’autorité qu’il faut pour être écouté.

Mais avant tout, je mets à profit le moment de silence imposé par l’auscultation pour réfléchir à la meilleure façon de convaincre le patient immobilisé sous mon stéthoscope qu’il devra s’efforcer d’oublier le nouveau « souffle » biologique ou génétique que l’on vient de lui découvrir.

Ce sont deux bonnes raisons de continuer à utiliser l’invention de Laennec, car il arrive encore qu’un de mes patients arrive à repartir sous forme de citoyen autonome. J’ose espérer qu’il en restera toujours un à convaincre… Sinon, lorsque je n’y parviendrai plus jamais, je n’aurai alors plus aucune raison de me réfugier derrière mon stéthoscope.

Espérance de vie et tourisme

21 avril 2012

Le peuple français se félicitait avec raison d’avoir l’espérance de vie à la naissance la plus élevée d’Europe et l’une des meilleures du monde.

Voilà qu’une enquête de l’INED vient ternir cette belle image. Ces enquêteurs briseurs de rêve ont eu la malveillante idée d’introduire le paramètre de qualité de vie dans l’évaluation des exploits sanitaires des nations. Et patatras, voilà que la France n’arrive désormais qu’en onzième position en Europe et je n’ose même pas imaginer sa place dans le monde…

On vivrait donc vieux, mais malades ou tristes.

Mauvaise pour notre orgueil national, cette nouvelle est excellente pour le clinicien que je suis. Désormais, un chiffre ne devrait plus suffire à établir la vérité clinique. Puisque l’énumération des années écoulées entre le premier et le dernier souffle de vie ne sont plus le label officiel de la bonne santé, nous pouvons espérer que les chiffres perdront progressivement leur monopole sémiologique.

Ainsi les baisses de chiffres tensionnels, glycémiques, lipidiques ou PSAïques ne seront plus les seuls critères de la réussite médicale, encore faudra-t-il prouver l’impact de ces décroissances sur la quantité et la qualité de vie.

Ces nouvelles évaluations qualitatives seront-elles réellement moins factices et moins manipulables que les traditionnelles évaluations numériques ? On peut en douter…

Je pense à ces nombreuses personnes âgées, venues me voir, angoissées à l’idée de leur prochain départ pour les Indes ou le Pérou, car elles avaient eu la malencontreuse idée de succomber à la mercatique du voyage organisé part leur mutuelle de santé. Certaines me suppliaient de faire un certificat médical les dispensant de ces départs vers l’inconnu, même si mon acte illicite risquait de nuire à l’industrie du tourisme.

Si le tourisme du troisième âge était défini comme critère de « qualité de vie », il se trouverait des manipulateurs capables de produire du tourisme à la chaîne, pour améliorer les indicateurs sanitaires. Pour que le critère touristique soit scientifiquement validé, il faudrait le moduler en indiquant si le voyage a été réalisé avec la joie au cœur ou avec la peur au ventre.

Overdose

2 avril 2012

Souvenez-vous, c’était à la fin des années 1980 et au début des années 1990, suite à l’autorisation de mise sur le marché de nouveaux opioïdes médicamenteux, une intense campagne de sensibilisation a été faite auprès des médecins pour les encourager à la prescription de morphine dans tous les types de douleur. Dans les pays latins, cette campagne a été particulièrement agressive en pointant du doigt ces médecins « du sud » insensibles à la souffrance de leurs patients, alors que leurs confrères anglo-saxons et d’Europe du Nord, prescrivaient déjà ces opioïdes avec largesse et compassion.

Il fallait être rétrograde pour penser que la morphine « médicamenteuse » recelait les mêmes dangers que la morphine illégale. Il n’y avait pas de risque d’overdose ni de risque d’addiction, puisqu’il s’agissait de traiter des patients souffrants, donc très différents des personnes non souffrantes. J’ignore encore quelles ont été les recherches qui ont abouti à cette binarité physiologique autour de la souffrance, elles n’ont jamais été mentionnées.

La campagne promotionnelle a été efficace en termes de prescriptions, puisqu’en quelques années, la France et l’Espagne ont rattrapé, voire dépassé l’Angleterre et les Pays-Bas, la Canada francophone a rejoint l’anglophone et rattrapé les USA. La consommation de morphine a atteint des records dans tous les pays. Le latinisme avait disparu du paysage de l’algie.

Le succès de cette campagne promotionnelle était garanti d’avance, car lorsque vous « ciblez » le manque de compassion, la réaction est proportionnelle à l’immensité de la « cible ». Homo-sapiens a une compassion débordante, réelle et revendiquée. Les médecins ne faisant pas exception à cette règle contrairement à ce que l’on avait pu croire.

Plus de vingt ans déjà, comme le temps passe vite. Les ventes d’opioïdes ont dépassé toutes les espérances des promoteurs.

Aujourd’hui, nous constatons avec effroi que l’addiction des patients est la même que celle des utilisateurs sauvages. En vérité, elle est supérieure, car elle est licite et encouragée. Nous découvrons surtout que les overdoses font des milliers de morts. Au Canada, on a pris la peine de les compter, le nombre de morts par overdose est passé de 4000 en 1999 à 14500 en 2007 [[1]]

Les observateurs vigilants constatent avec encore plus de stupéfaction que la douleur continue à progresser en nombre et en intensité. Le remboursement des antalgiques opioïdes par la sécurité sociale a augmenté de 15% au cours des cinq dernières années. On dit que la France compte vingt millions de douleurs chroniques. Cela fait un tiers de la population !

Comment évaluer le nombre et l’intensité des douleurs ? Je ne le savais pas très bien en 1990 et j’avoue avoir peu progressé aujourd’hui. Je ne savais pas, non plus, quels étaient les douloureux qui devaient absolument recevoir de la morphine. Cela reste aujourd’hui une question délicate pour chaque nouveau patient pour qui elle se pose.

J’ai cependant des certitudes : le commerce des morphiniques est florissant, il y a encore plus de douleurs, il y a beaucoup plus de morts par antalgiques et la morphine reste l’une des plus belles avancées de l’histoire de la médecine.

Enfin, la promotion est source d’addiction, elle doit être consommée avec tact et mesure.


[1] I.A. Dhalla et al. BMJ, 343, 5142, 2001.

Allume-feu

23 mars 2012

Il n’existe pas de bonne médecine, en tout cas pas de médecine scientifique moderne sans anglicisme.

Cela ne signifie pas que les pays anglophones aient une médecine exclusivement scientifique et moderne, mais seulement que la science a besoin de mots universels pour que l’étude des phénomènes complexes soit extensive et contradictoire.

« Allume-feu » se dit « kindling » en anglais. Pour les campeurs, l’objet est très pratique quel que soit le pays ou la langue qui le nomme.

En médecine, l’allume-feu est inconnu mais le « kindling » existe. C’est le fait qu’une pathologie cyclique, épisodique ou critique se déclenche de plus en plus facilement.

Pour une épilepsie, le kindling correspond à l’abaissement du seuil de déclenchement des crises.

Pour une polyarthrite rhumatoïde, c’est l’augmentation du nombre de périodes douloureuses ou inflammatoires.

Chez un patient bipolaire c’est l’augmentation du nombre d’épisodes dépressifs ou maniaques

Chez un patient bipolaire, les drogues et substances psychoactives favorisent le kindling.

Chez un patient bipolaire les antidépresseurs ne sont pas indiqués, ils favorisent le kindling et les cycles rapides et sont délétères sur l’évolution de la maladie.

Pour les autres psychotropes, la question reste en suspens. Seuls les thymorégulateurs semblent adaptés pour l’instant à cette maladie à la clinique polymorphe.

Certains auteurs vont jusqu’à affirmer que la maladie bipolaire concernerait en réalité 5 à 6% de la population au lieu des 2% actuellement admis et diagnostiqués.

Lorsque l’on sait que les prescriptions erronées d’antidépresseurs concernent plus de la moitié de ces patients.

Lorsque l’on sait que toute la littérature médicale sur le sujet a pour conséquence de conduire à toujours plus de diagnostics et à toujours plus de prescriptions, il y a vraiment lieu de s’inquiéter.

Tous ces « allume-feu » vont favoriser la prévalence du diagnostic et des crises maniaques et dépressives dans la population.

Si les sciences biomédicales modernes nous fournissent des anglicismes justes comme « kindling » pour mieux étudier les pathologies, cela ne veut pas dire qu’il faille oublier le latinisme de « l’allume-feu ».

Car si nous continuons à négliger aussi superbement tous les feux que nous allumons, la science clinique reculera et la pathologie critique deviendra la norme sociale.

Courte histoire du diagnostic.

2 mars 2012

Dans l’antiquité,  le diagnostic avait une valeur divinatoire qui donnait un sens à la mort. Puisque l’on pouvait mourir de tout, il était réconfortant de savoir que l’on n’allait pas mourir de rien.

Puis les médecins hippocratiques et leurs successeurs romains et arabes ont décrit et nommé les maladies avec une précision qui nous étonne encore aujourd’hui. Ces diagnostics avaient la beauté d’un art qui faisait pardonner au médecin son absence totale  d’impact sur les destinées biologiques et médicales.

Cet art a progressivement acquis une minutie confinant presque à l’obsession au siècle des Lumières où la  «nosologie méthodique » recensait 10 classes, 44 ordres, 315 genres et 2400 espèces de maladies.  Les patients mouraient toujours, faute de traitement, mais réconfortés de savoir que leur médecin était aussi savant qu’un entomologiste.

Puis avec la méthode anatomo-clinique, le diagnostic est devenu très médical et très exact. Les patients mourraient sans soins, mais avec des certitudes.  N’était-ce pas là une part de l’idéal que tant de religions cherchaient depuis si longtemps ?

Puis la libération de la chirurgie par l’anesthésie générale, la révolution pastorienne et quelques miracles comme celui de l’insuline, ont brutalement rompu cette harmonie lascive. On vit naître deux types de diagnostics. D’un côté, les triviaux, techniques et fats, débouchant sur des actions thérapeutiques capables d’éloigner la mort. De l’autre les nobles, inutiles  et élégants perpétuant l’art médical en maintenant l’ignorance des choses de la vie.

Enfin, la société marchande a totalement fait disparaître l’inertie thérapeutique. Il n’y eut plus aucun diagnostic sans action médicale immédiate. Même s’il persistait ça et là quelques vacuités nosographiques, la  « natura medicatrix » d’Hippocrate n’avait plus droit de cité. Bel adage pour le marché : « Même si le patient n’a  rien, on peut toujours faire quelque-chose ».

Aujourd’hui, la tendance s’est complètement inversée. Ce sont les traitements qui précèdent les diagnostics. Lorsque la pharmacologie découvre une synapse ou un gène, elle en cherche les porteurs fragiles. La statistique révèle que ces porteurs sont plus nombreux que ni médecins ni patients ne l’imaginaient. Il ne reste plus qu’à trouver le nom de la maladie qui caractérise cette fragilité synaptique ou génétique.

On accuse alors les médecins de mollesse diagnostique, comme on leur reprochait avant leur inertie thérapeutique. Pour y remédier, il suffit de trouver un test qui fait le diagnostic directement sur le gène ou sur la synapse et l’indolence du diagnostic disparaît sous la science exacte.

Ainsi, malgré cette inversion de la pratique médicale, l’erreur historique n’a pas été reproduite. Alors que l’art diagnostique avait été choyé et promu au détriment de la thérapeutique, le nouvel art thérapeutique a su entraîner le diagnostic dans son sillage. Réjouissons-nous-en.

Le CIM compte désormais plus de maladies que n’en comptait la nosologie méthodique des Lumières. Le déficit cognitif léger lié à l’âge est promis à un bel avenir, le trouble psychotique léger s’apprête à faire son apparition dans le DSM V. Il existe aussi de plus en plus de cancers légers que l’on guérit très longtemps avant qu’ils n’apparaissent.

Rien ne semble devoir arrêter ce nouvel engouement pour le diagnostic.

La prééminence du diagnostic nous permettait de mourir avec des certitudes, la nouvelle prééminence de la thérapeutique nous permet d’avoir ces certitudes beaucoup plus tôt.