La campagne d’incitation au dépistage du cancer du côlon débute sous le nom de « mars bleu ». Nous connaissions le célèbre « octobre rose » pour le sein et le plus discret « novembre bleu » pour la prostate. Il y aura certainement d’autres couleurs et d’autres mois, car l’idée de dépister une maladie avant qu’elle devienne symptomatique est intuitivement excellente.
Les autorités ne comprennent pas pourquoi 2/3 des Français ne pratiquent pas ce test facile dans les selles. Plusieurs raisons sont évoquées : négligence, dégoût, peur du résultat ou indiscipline ; toutes ont une consonnance négative sur nos concitoyens.
Inversement, en vaccinologie, la compliance des Français a toujours été supérieure à 90%, sauf pour quelques vaccins ayant une faible plus-value de santé individuelle et publique. Cela m’amène à penser que nos concitoyens ont une forme d’intuition épidémiologique.
Cependant aucune intuition ne peut avoir de valeur scientifique. L’épidémiologie doit se baser sur des chiffres et avant tout sur les critères qui déterminent ces chiffres.
L’argument de « mars bleu » est celui de la guérison chez 90% des personnes qui pratiquent ce dépistage. Un tel argument avec un résultat aussi élevé que celui d’une élection russe, devrait encourager les plus réticents.
Cependant, plutôt que de juger 2/3 des Français comme des trompe-la- mort, je préfère leur attribuer un comportement à consonnance positive. Voilà pourquoi.
Le seul critère de guérison utilisé en cancérologie est celui de la survie à cinq ans sans évolution clinique. Ce critère est assez pertinent pour estimer la guérison d’un patient toujours vivant sans symptômes cinq ans après avoir été opéré d’une tumeur symptomatique.
Mais ce critère est également utilisé dans le cadre du dépistage de cancers asymptomatiques, et il est répété à l’envi par les leaders d’opinion médicaux sur tous les médias. Pourtant, ce critère est irrecevable statistiquement, voire stupide. Il signifie qu’être vivant sans symptôme, cinq ans après avoir été dépisté d’une maladie sans symptômes est une guérison. Dit de façon ubuesque : si vous avez la chance d’être vivant à un instant T, c’est que vous êtes guéri de tout ce que vous aviez sans le savoir cinq ans auparavant. Dit de façon kafkaïenne : soit vous êtes guéri avant d’être malade, soit vous êtes mort par négligence.
Pour juger l’efficacité de nos efforts contre un cancer, le meilleur critère est celui de l’âge moyen constaté à la mort par ce cancer. Malgré sa pertinence, ce critère ne suffirait pas à distinguer la part du traitement des cancers symptomatiques de celle du dépistage de cancers asymptomatiques.
Je n’ai aucun a priori sur l’utilité ou non du dépistage du cancer du côlon, je ne dispose simplement d’aucun critère satisfaisant pour en juger. Nos concitoyens semblent l’avoir intuitivement compris.
Traiter ses administrés comme des enfants est un populisme d’élite. Et les Français ne sont pas des trompe-la-mort comme en témoigne leur espérance de vie.