Archive pour mai 2024

En attente du grand progrès

jeudi 30 mai 2024

Dans un texte de 1991, Jean Girard citait les premières ordonnances en fonction de l’origine culturelle du médecin et de sa représentation des maladies. Il prenait l’exemple d’un tableau clinique associant une oppression thoracique accompagnée de malaise, fatigue et palpitations.

Un Allemand diagnostiquait volontiers une insuffisance cardiaque et prescrivait de la digitaline, un Anglais pensait à une névrose et prescrivait une benzodiazépine, un Américain optait pour une attaque de panique et prescrivait un antidépresseur. Un Espagnol penchait pour une asthénie et prescrivait un stimulant contenant de la caféine. Un Français évoquait une spasmophilie et prescrivait du calcium et du magnésium.

Ne critiquons pas leur difficulté diagnostique, habituelle dans un tel cas, mais leur précipitation à faire une ordonnance. Avec sa digitaline l’Allemand risquait d’aggraver dangereusement un infarctus. L’Anglais et l’Américain prescrivaient des traitements qui pouvaient entraîner une addiction à vie. La caféine de l’Espagnol accélérait les palpitations. Saluons tout de même le Français, non par chauvinisme, car il prescrivait des médicaments inutiles pour une maladie qui n’existe pas, mais seulement parce que sa prescription n’avait pas d’effet indésirable.

Aujourd’hui, devant un tel tableau, les médecins de ces pays pratiquent plusieurs examens complémentaires, sauf s’ils ont une absolue certitude de la bénignité du cas. C’est un réel progrès, même si l’excès d’examens paracliniques peut présenter d’autres nuisances.  Hélas, la vieille habitude de faire des ordonnances sans avoir de certitude diagnostique n’a pas disparu. On se précipite toujours sur un antalgique, un tranquillisant ou un placebo qui feront croire à leur action positive en cas de disparition du trouble. On se prive ainsi de la connaissance de l’évolution naturelle des tableaux cliniques.

On peut résumer en affirmant que le risque d’agir à l’aveugle est supérieur au risque d’attendre un diagnostic certain. La seule urgence est d’avoir un diagnostic de certitude, et, fort heureusement pour la médecine, les véritables urgences sont le plus souvent détectables avec des examens relativement simples et rapides.    

Tout est question d’époque, de mode et de culture. La mode de la médecine académique actuelle est de dépister sans symptôme ; on ne perd plus seulement la connaissance de l’évolution des maladies, on perd aussi la connaissance de leur début.

Contre ces excès, nombre de citoyens se tournent vers des médecines dites alternatives qui n’échappent pas davantage aux modes. Ainsi devant un symptôme inexpliqué, un médecin alternatif d’aujourd’hui propose presque toujours un régime sans lactose et sans gluten. On peut supposer que ces régimes d’exclusion sont moins nocifs que les ordonnances prescrites à l’aveugle.

Attendons le grand progrès de l’abstention thérapeutique pour mieux connaître l’histoire naturelle de la majorité des tableaux cliniques.

Références

Réductionnisme malhonnête

samedi 18 mai 2024

Des maladies comme la trisomie 21, le paludisme ou le goître hypothyroïdien sont nommées « monofactorielles », car elles n’ont qu’une seule cause. Dans la réalité, les maladies à cause unique, génétique comme la mucoviscidose, infectieuse comme la tuberculose, anatomique comme une hernie discale, auto-immunes comme la sclérose en plaques, s’expriment très différemment en fonction de plusieurs autres facteurs individuels. Cela signifie que l’expression clinique d’une maladie est toujours plurifactorielle.   

Quant aux vraies maladies plurifactorielles, ce sont les innombrables maladies tumorales, cardio-vasculaires, métaboliques, neuro-dégénératives et psychiatriques.

La notion de plurifactoriel est incomprise, voire déniée, tant par les patients que par les médecins. Les patients sont naturellement portés à croire que chaque maladie a une cause unique qu’il faut chercher. Les médecins ont été conditionnés à la pensée monofactorielle par la méthode anatomoclinique qui attribuait une cause à chaque symptôme. Leur formatage est d’autant plus fort que les grands succès de la médecine et de la chirurgie concernent des maladies monofactorielles.

Ce conditionnement conduit toutes les activités de recherche clinique à tenter d’isoler un facteur prioritaire. On veut que le cancer du sein soit dû au gène BrCa1, que l’ulcère de l’estomac soit dû à Helicobacter Pylori, que l’AVC soit dû à l’hypertension, que la dépression soit due au manque de sérotonine. Même si l’on sait parfaitement que seulement 10% des porteurs d’Helicobacter font un ulcère, que la moitié des porteuses de BrCa1 n’auront jamais de cancer du sein, que la majorité des hypertendus ne font jamais d’AVC et que les médiateurs et causes de la dépression sont innombrables. 

Pascal a été le chantre de ce que l’on nomme le réductionnisme scientifique : « Je tiens impossible de connaître les parties sans connaître le tout, non plus que de connaître le tout sans connaître les parties ».

Ce réductionnisme est nécessaire au progrès dans toutes les sciences, biologiques ou autres. Mais dans la pratique médicale, il convient de rechercher incessamment tous les facteurs jusqu’à un nombre provisoirement indépassable. Ainsi pour les AVC, plusieurs facteurs de risque sont déjà clairement identifiés : hypertension, arythmie, troubles de la coagulation, athérosclérose, anévrysmes, obésité, tabagisme actif et passif, sédentarité, hyperglycémie, hypercholestérolémie, pollution atmosphérique, sexe masculin, pilule contraceptive, stress, traitements de la ménopause, parodontopathies, polluants organiques lipophiles (pesticides, furanes, dioxines et PCB), maladies inflammatoires. Traiter un seul d’entre eux est illusoire. C’est même dangereux, car cette tromperie d’une cause unique et d’un traitement monofactoriel conduit à négliger les comportements qui agissent sur tous les autres facteurs. Enfin, il est malhonnête d’abuser, au nom de la science, d’esprits si réceptifs au monofactoriel.    

Référence

Pharmacologie sociale

lundi 6 mai 2024

La pharmacologie sociale étudie les facteurs sociaux qui influencent l’usage des médicaments, à des fins thérapeutiques ou non, et leur répercussions sur la société.

Elle démontre que l’autorisation de mise sur le marché (AMM) par les autorités, la prescription par les médecins et l’usage par les citoyens de la grande majorité des médicaments, répondent à de nombreux facteurs qui ne sont ni cliniques, ni rationnels.

L’AMM est accordé à de multiples copies par simple respect du libre marché sans souci de l’impact sur les finances publiques. Ainsi, sur 1000 médicaments mis sur le marché, seulement 30% représentent une innovation, le plus souvent dérisoire. Ces AMM sont basées sur des essais cliniques qui souffrent des « cinq trop » : trop courts, trop schématiques, trop rigides, trop réservés aux âges moyens, trop peu représentatifs de la population cible.

 Les investissements en matière de recherche pharmacologique sont totalement déconnectés de la prévalence ou de la gravité des maladies. Ainsi, on recense 160 médicaments contre l’hypertension artérielle contre seulement 40 destinés aux graves parasitoses tropicales.

On découvre que 80% des médicaments sont consommés par 17% de la population mondiale. Cette inégalité entre pays se retrouve de façon inversée à l’intérieur des pays. Dans les pays riches, ce sont les plus pauvres et les moins éduqués qui sont les plus gros consommateurs de médicaments, soit pour usage thérapeutique, soit de façon détournée comme drogues. Ainsi, la consommation de médicaments est un indicateur des inégalités sociales aussi important que l’obésité.

Les prescripteurs sont formés majoritairement par les laboratoires et soumis aux forcing des médias qui annoncent des découvertes toujours miraculeuses. La culture populaire joue également un rôle pour la prescription : l’homéopathie n’existe qu’en Europe de l’Ouest, les Asiatiques refusent les suppositoires, les Anglo-Saxons ne croient pas à l’efficacité des injections.

La théorie des signatures de Paracelse soutenait que la forme et la couleur des plantes donnait une idée de leur action. Le satyrion, ainsi nommé par sa ressemblance aux organes génitaux devait agir contre l’impuissance. De même la pulmonaire dont la marbrure des feuilles évoque les poumons devait agir sur cet organe. Le marché moderne a repris avec succès les ingrédients de cette théorie fantaisiste : un anxiolytique ne doit pas avoir de couleur vive, la rhumatologie dispose d’antiinflammatoires en forme d’osselet et la cardiologie de comprimés en forme de cœur.

Pour être puissants, les « fortifiants » de notre enfance devaient se présenter sous forme d’ampoules buvables et avoir très mauvais goût ; heureusement que nous avions le plaisir de scier les deux côtés de l’ampoule et de garder la petite scie.

Enfin, la pharmacologie sociale aborde l’impact écologique des médicaments éliminés dans la nature. Énorme !

Je vais m’empresser de recycler les dernières petites scies de ma collection.

Bibliographie