Archive pour mai 2023

Unique invulnérabilité

mercredi 24 mai 2023

Il faudrait une encyclopédie en 20 tomes pour simplement énumérer la liste des biais des études diffusées par les industries alimentaires et pharmaceutiques. Il en faudrait dix fois plus pour la liste des liens déclarés entre leurs dirigeants et les leaders d’opinion de la nutrition et de la médecine et cent fois plus pour leurs conflits d’intérêts non déclarés. Peu importe si je surestime ou sous-estime le nombre de tomes, les faits sont bien connus de ceux qui observent ces deux domaines où la manipulation est particulièrement aisée.

Mais le véritable problème est ailleurs, il réside dans le fait que les prescripteurs n’ont pas conscience des influences qu’ils subissent.

On nomme « illusion d’unique invulnérabilité » le fait que chaque prescripteur est convaincu qu’il n’est pas influencé par ces études à visée promotionnelle.

Depuis les années 1990, ce biais cognitif a été mis en évidence par plusieurs grandes enquêtes auprès des étudiants, médecins et universitaires. Seulement 1% des médecins pensent que le marketing pharmaceutique influence leurs prescriptions et 60% à 80% pensent qu’il influence les prescriptions de leurs confrères. Les plus nombreux de ces auto-déclarés invulnérables étant les universitaires et plus encore les leaders d’opinion notoirement soumis à l’industrie.

Comme je me sentais moi-même invulnérable à toute propagande, je ne comprenais pas pourquoi les publicités pour les médicaments, les voitures, les parfums, les assurances, les banques et les lessives envahissait mes médias préférés. Maintenant que je sais que 80% de mes concitoyens y sont sensibles, j’en conclus qu’elles ne sont destinées qu’à eux. Pas à moi, c’est évident !

La plupart des médecins nient que les cadeaux influencent leurs prescriptions et plus ils en reçoivent, moins ils sont enclins à croire que cela a un effet sur leurs ordonnances.

Les financements de congrès et de recherches augmentent les pressions des universitaires sur les autorités pour autoriser la mise sur le marché d’un complément alimentaire ou d’un médicament indépendamment des résultats d’études. L’exposition aux délégués médicaux diminue la capacité à reconnaître des allégations inexactes concernant les médicaments.

Les innombrables études dénonçant les biais et manipulations n’ont jamais réussi à modifier les habitudes de prescriptions médicales. Ces nouvelles enquêtes réussiront-elles à ébranler les prescripteurs dans leur intime conviction d’invulnérabilité ?

Il est probable que non, la majorité des leaders d’opinion ont certainement la capacité de convaincre que ces enquêtes sont biaisées et n’ont aucune valeur. Car, dans la promotion pharmaceutique ou agro-alimentaire, rien n’est plus redoutablement efficace qu’un biaiseur – l’orthographe est importante – qui s’attaque aux biais.

Bibliographie

Manipulation mentale

mardi 16 mai 2023

Comparée à l’hypnose, la manipulation mentale détruit le libre-arbitre de façon plus durable, voire irréversible. La manipulation mentale n’est pas un conditionnement de type pavlovien. Enfin, elle n’a rien de commun avec le chamanisme et ses transes avec ou sans drogue comme le bwiti gabonais et le vaudou haïtien.  

La manipulation mentale est bien plus complexe que tous ces réflexes comportementaux ou conduites grégaires, car elle utilise une infinité de ressources psycho-sociales et neurophysiologiques.

Mais elle est aussi très simple en ce sens qu’elle est un corollaire et une constante de la vie en société. La séduction amoureuse, les discours politiques, la publicité et l’effet placebo en sont les formes à la fois les plus élémentaires et les plus efficaces, puisque nul ne peut y échapper. Les formes extrêmes sont exprimées dans les sectes où les manipulateurs parviennent à pervertir tout le système cognitif jusqu’à ce que l’autosuggestion des manipulés devienne plus efficace que la suggestion des manipulateurs.

D’une manière générale, les manipulateurs en tirent bénéfice, mais une telle banalité n’est répréhensible que si le préjudice aux manipulés est très important. Il faut donc aborder la manipulation mentale comme l’on aborde les médicaments : sous le rapport bénéfices/risques.

Les grands mythes religieux sont de bons exemples de manipulations mentales qui ont permis l’enrichissement de toutes les églises, cependant cela n’est pas répréhensible dans la mesure où les manipulés vivent leur foi et leur appartenance communautaire comme un bénéfice. Inversement, lorsque Dieu demande à Abraham de tuer son fils, lorsque des djihadistes imposent le martyre suicidaire ou lorsque les prêtres abusent sexuellement des enfants de leurs ouailles, le préjudice est énorme.

Lorsque des tribuns biaisent l’information pour asseoir leur pouvoir, le préjudice dépend de l’idéologie et des bénéfices secondaires de chaque manipulé. Mais lorsqu’un dictateur supprime toute information, le préjudice est considérable, car il détériore le système cognitif des manipulés. Dans la même façon que la dissimulation des effets secondaires des médicaments peut conduire à la mort.

Les réseaux sociaux sont un puissant support de la manipulation mentale qui fonctionne d’autant mieux qu’elle s’adresse à des personnes psychiquement fragiles ou de faible niveau d’éducation. Elle touche particulièrement les adolescents qui ont souvent une faible estime d’eux-mêmes et qui sont à l’âge des psychoses, des addictions et des jeux dangereux.

Malgré cette évaluation facile du rapport bénéfices/risques, il n’existe aucun cadre juridique de la manipulation mentale. C’est probablement pour cela que les prêtres pédophiles, les neuro-marketeurs, les gourous abuseurs sexuels, les chimistes dissimulateurs, les dictateurs paranoïaques et les partis complotistes sont de plus en plus nombreux.

La manipulation mentale annonce-t-elle un deuxième moyen-âge ?

Bibliographie

Éthique sous le tapis

vendredi 5 mai 2023

Nombreux sont ceux qui considèrent que « légal » et « éthique » sont synonymes : si c’est légal c’est éthique.

Pourtant, lorsque la peine de mort était légale, il n’était ni éthique ni élégant de trancher le cou d’un être humain. Il est légal de vendre des armes et rarement éthique de les utiliser. Il est éthique de fixer des limites de vitesse, mais légal de vendre des motos qui roulent à quatre fois ces limites. Si les avocats de Donald Trump parviennent à lui épargner la prison, leur succès sera juridique sans être éthique. Le 49.3 est constitutionnel donc légal, mais il manque d’éthique. Si le glyphosate reste autorisé, il n’est plus éthique de le laisser filer à vau-l’eau. Etc.

Cette façon de glisser l’éthique sous le tapis se développe dans tous les domaines. La médecine ne saurait y échapper, elle a même développé une certaine expertise dans cette confusion.

Les autorités sanitaires acceptent la commercialisation d’un médicament, car les marchands les ont éthiquement convaincus de son utilité pour l’humanité souffrante. Et il est légal de le prescrire longtemps après la preuve de son rapport bénéfices/risques négatif tant que les mêmes autorités ne l’ont pas retiré. Cela vous rappelle forcément plusieurs histoires.

Il est illégal de vendre de la morphine et du cannabis, mais éthique de les prescrire à visée thérapeutique. Cette éthique débridée a conduit à la crise des opioïdes, une des premières causes de mortalité aux USA ; ne doutons pas que la légalisation du cannabis thérapeutique suivra la même voie. Il est légal de vendre de l’alcool, du tabac, et l’on semble considérer éthique d’en faire la promotion en précisant qu’ils sont dangereux pour la santé ? Y a-t-il encore de la place sous le tapis ?

Les laboratoires jugent éthique d’investir en cancérologie en font légaliser le prix faramineux de leurs découvertes par des autorités qui deviendraient presque illégitimes en s’y opposant. Et lorsque ces médicaments s’avèrent inefficaces et dangereux, leur éthique met longtemps à sombrer dans le gouffre financier. Un peu comme le Concorde qu’il fallait continuer à faire voler en espérant un retour sur investissement.

S’il semble éthique d’œuvrer dans une ONG, il ne l’est pas d’en tirer un salaire de PDG. De manière générale, plus la compassion s’affiche de façon flamboyante, moins elle est éthique. En médecine, les plus compassionnels ont souvent les plus gros conflits d’intérêts.

La médecine revendique toujours sa compassion et sa légalité sans trop s’interroger sur l’éthique des bases sur lesquelles elles reposent. Celui qui ose mettre en doute l’éthique de sa pratique et de sa science est perçu comme marginal, complotiste, voire illégitime. En médecine, éthique et légalité se rejoignent en des consensus mous et labiles auxquels l’académie et les médias donnent l’apparence de la rigueur et de la stabilité.

Les belles victoires passées de la médecine ne suffisent plus à calmer mes inquiétudes quant à l’avenir de son éthique.

Référence