La pharmacie est scindée en deux marchés. Les médicaments dits « éthiques » délivrés sur ordonnance et supposés plus dangereux. Et ceux en vente libre, nommés « OTC » (over the counter), théoriquement anodins. La publicité des premiers est interdite auprès du grand public.
Cependant, la limite entre ces deux marchés est floue et fluctuante. Les antiinflammatoires ont varié d’éthique à OTC selon leur dosage, il suffisait alors d’aller plus souvent à la pharmacie pour avoir sa dose. L’aspirine, les vasoconstricteurs nasaux ou les laxatifs stimulants sont en vente libre malgré leur dangerosité.
Quant à la barrière publicitaire, elle est franchie allègrement dans les deux sens. Diverses « pressions » sur les médecins ont abouti aux addictions aux benzodiazépines, antidépresseurs et opiacés qui sont un problème majeur de santé publique. Dans l’autre sens, lorsque les médecins sont trop timides pour prescrire un produit coûteux et peu efficace, le marché passe par les associations de patients pour afficher une compassion outrancière.
Ces manœuvres ont bien fonctionné pendant des années : ni prescripteurs, ni patients ne percevaient la trivialité d’un marché ostensiblement dédié au bien de l’humanité souffrante.
Puis la grossièreté de quelques manipulations est apparue aux plus avertis. La migraine devenait la maladie du siècle sur les médias juste avant la sortie d’un nouvel antimigraineux. La publicité interdite pour les médicaments était remplacée par la publicité pour une maladie. Notre radio publique avait ainsi promu la DMLA dont un traitement au prix indécent était proposé pour un bénéfice négligeable. La même radio avait alerté contre les AVC en incitant les citoyens à appeler le SAMU s’ils voyaient une personne avec la bouche tordue dans la rue. J’ignore quel a été l’impact de ces campagnes sur la santé publique. Les défibrillateurs qui ornent nos gares et nos ruelles seront dégradés avant d’avoir sauvé une vie, mais ils contribuent aussi à concrétiser la fragilité de nos vies.
Bien qu’ils soient bénéficiaires de cette médicalisation de la société, certains médecins s’en inquiètent. Ceci conduit le marché à écarter progressivement les praticiens des circuits de la distribution pharmaceutique. J’en ai pris conscience la première fois en 2011 en lisant cet encart sur un prestigieux quotidien :
« Recherche patients en état dépressif. Vous avez plus de 18 ans et moins de 65 ans, vous vous sentez triste, fatigué et déprimé. Vous ne suivez pas ou suivez un traitement antidépresseur qui ne vous convient pas. Si vous ou une personne de votre entourage se sent concerné(e) par les critères ci-dessus contactez le numéro vert suivant […] Nous évaluerons votre possibilité de participation à notre recherche clinique en vue d’une prise en charge thérapeutique. Participez pour que la dépression ne nous résiste plus ! » Garanti verbatim !
Pourquoi s’embarrasser d’hypocrisies éthiques, puisque le producteur peut désormais recruter directement ses consommateurs ?