Archive pour février 2022

Marketing pharmaceutique direct

mardi 22 février 2022

La pharmacie est scindée en deux marchés. Les médicaments dits « éthiques » délivrés sur ordonnance et supposés plus dangereux. Et ceux en vente libre, nommés « OTC » (over the counter), théoriquement anodins. La publicité des premiers est interdite auprès du grand public.

Cependant, la limite entre ces deux marchés est floue et fluctuante. Les antiinflammatoires ont varié d’éthique à OTC selon leur dosage, il suffisait alors d’aller plus souvent à la pharmacie pour avoir sa dose. L’aspirine, les vasoconstricteurs nasaux ou les laxatifs stimulants sont en vente libre malgré leur dangerosité.

Quant à la barrière publicitaire, elle est franchie allègrement dans les deux sens. Diverses « pressions » sur les médecins ont abouti aux addictions aux benzodiazépines, antidépresseurs et opiacés qui sont un problème majeur de santé publique. Dans l’autre sens, lorsque les médecins sont trop timides pour prescrire un produit coûteux et peu efficace, le marché passe par les associations de patients pour afficher une compassion outrancière.

Ces manœuvres ont bien fonctionné pendant des années : ni prescripteurs, ni patients ne percevaient la trivialité d’un marché ostensiblement dédié au bien de l’humanité souffrante.

Puis la grossièreté de quelques manipulations est apparue aux plus avertis. La migraine devenait la maladie du siècle sur les médias juste avant la sortie d’un nouvel antimigraineux. La publicité interdite pour les médicaments était remplacée par la publicité pour une maladie. Notre radio publique avait ainsi promu la DMLA dont un traitement au prix indécent était proposé pour un bénéfice négligeable. La même radio avait alerté contre les AVC en incitant les citoyens à appeler le SAMU s’ils voyaient une personne avec la bouche tordue dans la rue. J’ignore quel a été l’impact de ces campagnes sur la santé publique. Les défibrillateurs qui ornent nos gares et nos ruelles seront dégradés avant d’avoir sauvé une vie, mais ils contribuent aussi à concrétiser la fragilité de nos vies.

Bien qu’ils soient bénéficiaires de cette médicalisation de la société, certains médecins s’en inquiètent. Ceci conduit le marché à écarter progressivement les praticiens des circuits de la distribution pharmaceutique. J’en ai pris conscience la première fois en 2011 en lisant cet encart sur un prestigieux quotidien :

« Recherche patients en état dépressif. Vous avez plus de 18 ans et moins de 65 ans, vous vous sentez triste, fatigué et déprimé. Vous ne suivez pas ou suivez un traitement antidépresseur qui ne vous convient pas. Si vous ou une personne de votre entourage se sent concerné(e) par les critères ci-dessus contactez le numéro vert suivant […] Nous évaluerons votre possibilité de participation à notre recherche clinique en vue d’une prise en charge thérapeutique. Participez pour que la dépression ne nous résiste plus ! » Garanti verbatim !

Pourquoi s’embarrasser d’hypocrisies éthiques, puisque le producteur peut désormais recruter directement ses consommateurs ?

Bibliographie

Valse des normes

mercredi 9 février 2022

Dans les années 1970, la pression artérielle systolique à 60 ans ne devait pas dépasser 160 mm Hg, aujourd’hui le chiffre est de 140. Le nombre d’hypertendus était estimé à 9% de la population. Ce taux est monté à 30% à la fin du XX° siècle, puis à 46% en 2019, par l’abaissement des normes. Il en est de même pour la glycémie à jeun dont le chiffre à ne pas franchir est passé de 1,40 g/l à 1,20 g/l. Le changement des normes pour le cholestérol en 2014 a fait brutalement passer de 42% à 57% le pourcentage d’Américains souffrant d’hypercholestérolémie.

Deux amusantes publications ont montré que 90% des Norvégiens étaient hors des normes cardio-vasculaires, et 99% des Américains. Il reste tout de même 10% des Norvégiens et 1% des Américains qui peuvent prétendre à l’immortalité. Le hamburger doit être plus meurtrier que le poisson.

Tous ces morts que nous allons pleurer vont être une nouvelle cause de maladie, car les normes du deuil pathologique ont, elles aussi, été modifiées à la baisse. Dans la version III du manuel de référence en psychiatrie (DSM), la durée au-delà de laquelle il fallait considérer le deuil comme un trouble dépressif avait été rabaissée à un an. Dans la version IV, cette durée était de deux mois. Et enfin dans la version V, il est écrit que le deuil est pathologique s’il dure plus de deux semaines. Dans un autre registre de la psychiatrie, certains considèrent que la dépression du post-partum est l’une des formes de la tentaculaire maladie bipolaire. Ainsi, le nombre de personnes souffrant de troubles mentaux, estimé à plus de 25%, va certainement s’accroître dramatiquement.

La densité osseuse est également sujette à caution normative, l’ostéopénie physiologique des personnes âgées est devenue ostéoporose, indépendamment du risque de fracture.  

Très rarement, la situation est inverse, ce n’est pas l’abaissement des normes qui crée une augmentation de la morbidité, c’est l’augmentation réelle de fréquence d’une anomalie qui oblige à changer les normes. L’exemple caricatural est celui du sperme. En 1940, le nombre de spermatozoïdes par ml était de 113 millions. Cinquante ans plus tard, en 1990, il était de 66 millions. Pendant la même période, le volume de l’éjaculat est passé de 3.40 ml à 2.75 ml. Devant la baisse continue de ces chiffres, l’OMS a tout simplement modifié les normes de l’hypospermie. Le taux normal de spermatozoïdes par ml est passé à 20 millions en 1999 et à 15 en 2010. Pour l’éjaculat, la norme est passée à 2ml en 1999 et 1,5 ml en 2010.

Malgré la morbidité qu’elle accumule, cette valse des normes fait tout de même des heureux. D’une part, chaque spermatozoïde se réjouit d’avoir de moins en moins de concurrents dans sa course à l’ovule. D’autre part les marchands de chimie gagnent sur deux fronts, ils sont innocentés par la renormalisation de la catastrophe spermatique, et ils sont sollicités pour soigner les détresses médicales consécutives à l’abaissement des normes.

Bibliographie

Dépistages inutiles

mercredi 2 février 2022

Un dépistage est dit systématique, organisé ou généralisé quand il s’applique à tous sans distinction. Par exemple, celui du cancer du côlon chez tous les individus de 50 à 74 ans. L’inverse est un dépistage ciblé, par exemple celui du cancer du sein chez des femmes ayant un gène BRCA1 muté.

Je ne parle ici que des résultats des dépistages systématiques en me référant à des méta-analyses institutionnelles (Cochrane, USPSTF, HAS, CDC, etc.).

Il est désormais bien connu que de tels dépistages sont inutiles pour plusieurs cancers (mélanome, thyroïde, endomètre ou prostate), car ils ne modifient pas la mortalité globale. Il suffit d’attendre le premier symptôme pour agir, le taux de survie sera toujours le même. Pour le redoutable cancer du pancréas, l’inutilité du dépistage a été confirmée en 2004 et réaffirmée en 2019. Celui du cancer de l’ovaire est délétère, c’est-à-dire en défaveur des dépistées. Celui du cancer du poumon aggraverait dangereusement la confusion entre dépistage et prévention chez les fumeurs…

Certaines études, non des moindres, ont osé affirmer l’inutilité du dépistage de tous les cancers sans exception. Je n’ose pas encore faire une telle assertion tant que le dépistage du cancer du côlon n’a pas encore livré tous ses secrets.

Hors cancers, on est surpris de découvrir l’inefficacité du dépistage des anévrysmes de l’aorte abdominale. Leur rupture ayant une létalité de 80%, la chirurgie préventive parait logique. Eh bien non, l’arrêt du tabac après diagnostic offre une meilleure survie pour cette maladie des gros fumeurs.

En 2015, une grande étude a évalué 39 tests de dépistage de 19 maladies incluant cancers, diabète de type 2, maladies cardiovasculaires et bronchiques. Résultat : aucun de ces tests n’a eu d’impact sur la mortalité.

Continuons cette liste, toujours institutionnelle.

Inutilité de l’électrocardiogramme de repos ou d’effort. Inutilité du dosage des lipides avant 21 ans. Aucun bénéfice du dépistage des troubles cognitifs. L’examen annuel des femmes asymptomatiques – le mot est important – n’apporte rien pour le dépistage des infections génitales (vaginose, herpès et trichomonase).

Et surtout – mille fois confirmé – une totale inutilité de tous les bilans de santé proposés par les mutuelles, ces fameux check-up dont le but est obscur et douteux.

Qui pourrait encore argumenter pour la systématisation d’un dépistage ?

Cette vacuité me désole moi-même. Heureusement, il existe encore quelques registres où le dépistage peut ouvrir un espace de progrès sanitaire. Par exemple les dépistages anténataux, celui du cannabis au volant, des violences conjugales, du mal logement ou encore de la pédophilie. 

Mais le plus grand espace de progrès consiste à enseigner que dépistage et prévention n’ont strictement rien de commun. Le dépistage n’est pas de la prévention, pire : le dépistage dégrade la prévention. Un dépistage généralisé de l’incompréhension de ces deux mots conduirait assurément à une baisse de la mortalité.

Références