Archive pour juillet 2019

Les fabricants de pauvres

mardi 30 juillet 2019

Alors que la misère tend à reculer dans le monde, les pauvres sont en nombre croissant dans les pays développés. La création de richesse dans les pays émergents fait apparaître une classe moyenne, pendant que l’accumulation de richesse dans les pays riches augmente les inégalités sociales. Cette tendance est lourde et l’on peine à comprendre ce paradoxe de l’aggravation de la misère dans les pays riches, même dans ceux où les aides sociales sont importantes. Cela signifie que les facteurs contribuant à la fabrication des pauvres sont d’une grande complexité.

Vus sous l’angle médical, certains cercles vicieux socio-sanitaires des pays riches se dégagent pourtant assez facilement. Par exemple, la publicité et l’abondance de boissons sucrées favorisent l’obésité qui est la première cause de prématurité, laquelle est à son tour une source importante de handicaps sensoriels et cognitifs, lesquels gêneront l’ascension sociale et l’éducation, ce manque d’éducation majorant à son tour l’efficacité des pressions publicitaires. Sur ce modèle emblématique, nous pouvons établir à loisir de multiples cercles vicieux : alcool → violence conjugales → traumatismes de l’enfance → séquelles psychiques → inadaptations professionnelles → alcool.   Ou encore : télé-réalité → laminage cognitif → pression publicitaire → endettement → dépression → alcool ou dépendance pharmaceutique.

Ou, en partant de beaucoup plus haut : impératifs boursiers → pression des actionnaires → harcèlement au travail → burn-out → chômage → télé-réalité, facebook ou autres addictions → laminage cognitif → etc.

On trouve aussi de fortes corrélations entre misère, parentalité précoce, monoparentalité et problèmes psychosociaux. Quelles que soient les capacités individuelles de résilience, ces réalités statistiques sont incontournables.

La croissance profite assurément à l’éducation et à la diminution de la pauvreté dans les pays émergents. Puis à long-terme, lorsque la croissance n’est plus une nécessité mais une servitude, elle devient un nouveau facteur d’inégalité socio-sanitaire.

À ce jour, aucune politique, dans aucun pays, n’a proposé de modèle alternatif à la croissance. Il en résulte que les principaux secteurs pourvoyeurs de croissance et d’emplois sont devenus la santé et l’humanitaire. Mais ils coûtent si chers pour de si maigres résultats que le modèle d’un renouveau de croissance par fabrication de pauvres n’est pas tenable à court-terme. Même si, sur le modèle du pollueur-payeur, on taxait très fortement les entreprises qui fabriquent des pauvres.

Références

Expertise de l’échec

jeudi 25 juillet 2019

Un historien téméraire qui voudrait résumer l’histoire de la science médicale en un seul tableau ferait deux colonnes : celle des victoires à gauche (arbitrairement) et celle des échecs à droite (avec le même arbitraire). (On peut intervertir les colonnes pour ceux qui ont une susceptibilité politique paranoïaque).

Ce compendium ne concernerait évidemment que la santé publique, car si les cas individuels sont une inépuisable source de romans médicaux, ils ont peu d’intérêt pour l’histoire de l’épidémiologie.

Les critères du choix ne devraient pas être mièvres ou ambigus, sinon, cette audacieuse dichotomie perdrait de sa pertinence. Il faudrait s’en tenir à un seul critère, brutal, grossier, incontestable : celui de la persistance ou de la disparition de la maladie dans le paysage. On mettrait en vrac dans la colonne de gauche les maladies qui ont disparu ou dont on ne meurt plus : peste, pied-bot, placenta prævia, scorbut, crétinisme hypothyroïdien, rhumatisme articulaire aigu, ergotisme, choléra, rachitisme, etc. Et dans le vrac de droite, celles qui tuent ou qui sont toujours là : cancers du sein, du pancréas ou du poumon, AVC et autres infarctus, addictions, Alzheimer, autisme, schizophrénie, sciatique, dépression, herpès récurrent, obésité, migraine, etc.

Notre historien en conclurait que la médecine s’est révélée incompétente pour toutes les pathologies de la colonne de droite. Voilà qui ne ferait certainement pas plaisir aux experts en charge de ces pathologies, d’autant moins qu’ils ont pris l’habitude d’être « starifiés » par les médias, par les centres de recherche et leurs pourvoyeurs de fonds.

Certes, ces « stars » ont raison de persévérer dans ces domaines où l’on reste ignorant. Le moindre petit frémissement de progrès dans ces monceaux d’incompétence est perçu comme un exploit sans précédent. Néanmoins, sans trop blâmer cette persévérance et cet optimisme, il faut lucidement constater que le domaine médical a ceci de particulier qu’il est le seul où l’échec permanent constitue un label de sérieux et d’expertise. Mieux encore, ces échecs irréductibles sont ceux où le marché prospère de façon éhontée, où les prix sont les plus indécents, où les ministères affichent les programmes les plus irréalistes et où les patients sont les plus captifs.

On peut aller jusqu’à mettre en équations les rapports entre l’intensité de l’échec et le nombre de plans ministériels, de propositions thérapeutiques, le montant des budgets et le temps médiatique. Bref, moins la science est productrice, plus elle sert de vitrine et de prétexte. Les échecs de la médecine sont le terreau de la collusion entre le marché dérégulé et les autorités régulatrices.

Notre historien téméraire, perplexe devant son tableau à deux colonnes, proposerait sans doute de réguler les régulateurs et de secouer les observateurs pour tenter de redonner un sens à l’histoire des sciences biomédicales. Mais un historien ne fait pas l’Histoire, il la constate et tente de la démystifier.

https://lucperino.com/639/expertise-de-l-echec.html

Aubaines et tourments de la surmédicalisation

lundi 8 juillet 2019

La position des médecins par rapport au problème de la surmédicalisation est ambiguë puisqu’ils en sont à la fois les acteurs, les bénéficiaires, et parfois, paradoxalement, les victimes.

Chercheurs, hospitaliers ou libéraux, ils sont des complices, actifs ou naïfs, de la stratégie d’extension du marché sanitaire, car elle leur est globalement profitable. Upton Sinclair a bien résumé ce fait propre à toutes les professions : « Il est difficile de faire comprendre quelque chose à quelqu’un quand son salaire dépend précisément du fait qu’il ne la comprenne pas. »

La surmédicalisation est un fabuleux contrat de nonchalance pour le médecin : actes de routine sur des patients en bonne santé, simples contrôles de pathologies dites « chroniques », actions ponctuelles dans des réseaux de soins, interventions faciles dans le cadre de dépistages organisés. Bref, des actes de plus en plus courts et simples avec un investissement intellectuel et physique de moins en moins important, tout cela au même tarif. N’est-ce pas la finalité de tout commerce ?

Pourtant, nous voyons de plus en plus de médecins, particulièrement des généralistes, s’intéresser au problème de la surmédicalisation de la société. Ces praticiens souffrent de ce que le que médecin et philosophe Alain Froment nommait une « tension axiologique ». L’axiologie est l’étude des valeurs morales et éthiques.

Diminuer la morbidité est une valeur positive pour le médecin, l’augmenter est une valeur négative. La surmédicalisation, en créant de la morbidité vécue chez des citoyens qui n’avaient aucune plainte, transforme le médecin en un créateur de morbidité. Cette contradiction est la cause essentielle du malaise.

Le généraliste est le premier à constater, sur le terrain, les dégâts psychologiques du surdiagnostic des dépistages organisés ou les effets secondaires des médicaments prescrits abusivement suite aux manipulations grossières des normes biologiques.  Ce spécialiste des soins primaires est aussi aux premières loges pour évaluer les conséquences sanitaires des inégalités sociales ; or cette surmédicalisation devient en elle-même un facteur de sous-médicalisation des plus défavorisés.

Tirer un bénéfice financier de cette dérive sociale est une nouvelle cause de mal être. Et si le médecin tente de sortir de cette trajectoire toute tracée, il risque de déséquilibrer dangereusement son système de valeurs, de brusquer ses patients, de contrarier certains confrères. Il prend finalement le risque d’une marginalisation.

Cette marginalisation, habilement orchestrée par le marché, devient alors un nouveau fardeau pour de nombreux confrères.

Pour un médecin, dénoncer les dérives de la surmédicalisation, c’est se tirer une balle dans le pied. Ne pas les dénoncer est parfois insupportable au point de loger cette balle dans la tête. Le suicide est une cause importante de mortalité des médecins en activité.

Références