En 1932, à Tuskegee en Alabama, quelques médecins américains souhaitèrent étudier plus à fond la syphilis, un des deux fléaux d’alors avec la tuberculose.
Leur étude visait tous les stades évolutifs de la syphilis et de ses complications, par l’examen détaillé des signes cliniques biologiques et radiologiques, jusqu’à l’autopsie finale des patients.
Pour en observer l’évolution « naturelle », il fallait supprimer tous les traitements et laisser les patients vaquer à leurs occupations. Si nous jugeons cela avec les yeux de cette époque où les traitements, à base d’arsenic, étaient toxiques et peu efficaces, l’éthique est presque sauve.
Ils avaient sélectionné un groupe de métayers afro-américains, c’est une façon élégante de dire de « pauvres noirs ». Même avec les lunettes de l’époque, l’éthique venait de prendre un premier mauvais coup. Soyons encore indulgents puisque les patients recevaient un repas chaud par jour ainsi que des soins gratuits pour leurs autres maladies. La famille recevait même 100 dollars pour les obsèques, à condition de donner son accord pour l’autopsie.
En 1943, la découverte de la pénicilline fit faire un bond historique à la médecine. Ce médicament se révéla immédiatement efficace sur toutes les formes de syphilis et fit disparaître ce fléau en quelques décennies… Sans résistance connue à ce jour.
Les chercheurs de l’étude de Tuskegee ont alors dissimulé les informations sur la pénicilline à leurs patients. Ils ont même réussi à les faire dispenser de la guerre en cours, car l’armée soignait ses soldats avec la pénicilline, ce qui aurait perturbé l’étude. Là, nous ne pouvons plus pardonner, mais nous voulons trouver une circonstance atténuante dans cette guerre terrible où les morts par milliers pouvaient rendre dérisoires les souffrances terminales de quelques patients syphilitiques.
Pourtant, la paix ne modifia pas leur entêtement, puisque cet essai clinique s’est prolongé pendant trente ans. Ici, ni pardon, ni circonstance atténuante. En 1967, un médecin de santé publique du nom de Peter Buxtun, avait alerté les autorités, sans succès, jusqu’à ce qu’il parvienne à faire éclater le scandale par la presse en 1972.
L’intérêt historique de cette étude est d’être à l’origine de l’adaptation des lois de bioéthique aux essais cliniques et de la création des organismes de contrôle des expérimentations humaines à la fin des années 1970.
Elle présente deux autres intérêts moins souvent relevés.
Les « gentils » étaient alors les industriels qui avaient mis au point un traitement miraculeux que de « méchants » médecins interdisaient à leurs patients. Aujourd’hui, la situation est inverse, il faut tricher pour donner des traitements aux bien-portants. Les nouvelles lois de bioéthique ayant « dispersé » les « méchants », l’industrie n’a aucune peine à trouver les « coquins » qui leur succèdent. C’est simplement plus cher.
Cette histoire nous révèle enfin que l’éthique ne semble pas être innée chez les normatifs, puisque l’administration l’ignore tant qu’elle n’a pas été contrainte de pondre des lois pour la définir. C’est pour cela que les affaires et les scandales continuent, puisqu’il subsiste de nombreux registres et sous-registres où la loi reste à (ré) inventer, à défaut de morale primate.