Archive pour avril 2012

Espérance de vie et tourisme

samedi 21 avril 2012

Le peuple français se félicitait avec raison d’avoir l’espérance de vie à la naissance la plus élevée d’Europe et l’une des meilleures du monde.

Voilà qu’une enquête de l’INED vient ternir cette belle image. Ces enquêteurs briseurs de rêve ont eu la malveillante idée d’introduire le paramètre de qualité de vie dans l’évaluation des exploits sanitaires des nations. Et patatras, voilà que la France n’arrive désormais qu’en onzième position en Europe et je n’ose même pas imaginer sa place dans le monde…

On vivrait donc vieux, mais malades ou tristes.

Mauvaise pour notre orgueil national, cette nouvelle est excellente pour le clinicien que je suis. Désormais, un chiffre ne devrait plus suffire à établir la vérité clinique. Puisque l’énumération des années écoulées entre le premier et le dernier souffle de vie ne sont plus le label officiel de la bonne santé, nous pouvons espérer que les chiffres perdront progressivement leur monopole sémiologique.

Ainsi les baisses de chiffres tensionnels, glycémiques, lipidiques ou PSAïques ne seront plus les seuls critères de la réussite médicale, encore faudra-t-il prouver l’impact de ces décroissances sur la quantité et la qualité de vie.

Ces nouvelles évaluations qualitatives seront-elles réellement moins factices et moins manipulables que les traditionnelles évaluations numériques ? On peut en douter…

Je pense à ces nombreuses personnes âgées, venues me voir, angoissées à l’idée de leur prochain départ pour les Indes ou le Pérou, car elles avaient eu la malencontreuse idée de succomber à la mercatique du voyage organisé part leur mutuelle de santé. Certaines me suppliaient de faire un certificat médical les dispensant de ces départs vers l’inconnu, même si mon acte illicite risquait de nuire à l’industrie du tourisme.

Si le tourisme du troisième âge était défini comme critère de « qualité de vie », il se trouverait des manipulateurs capables de produire du tourisme à la chaîne, pour améliorer les indicateurs sanitaires. Pour que le critère touristique soit scientifiquement validé, il faudrait le moduler en indiquant si le voyage a été réalisé avec la joie au cœur ou avec la peur au ventre.

Overdose

lundi 2 avril 2012

Souvenez-vous, c’était à la fin des années 1980 et au début des années 1990, suite à l’autorisation de mise sur le marché de nouveaux opioïdes médicamenteux, une intense campagne de sensibilisation a été faite auprès des médecins pour les encourager à la prescription de morphine dans tous les types de douleur. Dans les pays latins, cette campagne a été particulièrement agressive en pointant du doigt ces médecins « du sud » insensibles à la souffrance de leurs patients, alors que leurs confrères anglo-saxons et d’Europe du Nord, prescrivaient déjà ces opioïdes avec largesse et compassion.

Il fallait être rétrograde pour penser que la morphine « médicamenteuse » recelait les mêmes dangers que la morphine illégale. Il n’y avait pas de risque d’overdose ni de risque d’addiction, puisqu’il s’agissait de traiter des patients souffrants, donc très différents des personnes non souffrantes. J’ignore encore quelles ont été les recherches qui ont abouti à cette binarité physiologique autour de la souffrance, elles n’ont jamais été mentionnées.

La campagne promotionnelle a été efficace en termes de prescriptions, puisqu’en quelques années, la France et l’Espagne ont rattrapé, voire dépassé l’Angleterre et les Pays-Bas, la Canada francophone a rejoint l’anglophone et rattrapé les USA. La consommation de morphine a atteint des records dans tous les pays. Le latinisme avait disparu du paysage de l’algie.

Le succès de cette campagne promotionnelle était garanti d’avance, car lorsque vous « ciblez » le manque de compassion, la réaction est proportionnelle à l’immensité de la « cible ». Homo-sapiens a une compassion débordante, réelle et revendiquée. Les médecins ne faisant pas exception à cette règle contrairement à ce que l’on avait pu croire.

Plus de vingt ans déjà, comme le temps passe vite. Les ventes d’opioïdes ont dépassé toutes les espérances des promoteurs.

Aujourd’hui, nous constatons avec effroi que l’addiction des patients est la même que celle des utilisateurs sauvages. En vérité, elle est supérieure, car elle est licite et encouragée. Nous découvrons surtout que les overdoses font des milliers de morts. Au Canada, on a pris la peine de les compter, le nombre de morts par overdose est passé de 4000 en 1999 à 14500 en 2007 [[1]]

Les observateurs vigilants constatent avec encore plus de stupéfaction que la douleur continue à progresser en nombre et en intensité. Le remboursement des antalgiques opioïdes par la sécurité sociale a augmenté de 15% au cours des cinq dernières années. On dit que la France compte vingt millions de douleurs chroniques. Cela fait un tiers de la population !

Comment évaluer le nombre et l’intensité des douleurs ? Je ne le savais pas très bien en 1990 et j’avoue avoir peu progressé aujourd’hui. Je ne savais pas, non plus, quels étaient les douloureux qui devaient absolument recevoir de la morphine. Cela reste aujourd’hui une question délicate pour chaque nouveau patient pour qui elle se pose.

J’ai cependant des certitudes : le commerce des morphiniques est florissant, il y a encore plus de douleurs, il y a beaucoup plus de morts par antalgiques et la morphine reste l’une des plus belles avancées de l’histoire de la médecine.

Enfin, la promotion est source d’addiction, elle doit être consommée avec tact et mesure.


[1] I.A. Dhalla et al. BMJ, 343, 5142, 2001.