Comme pour toutes les addictions, je n’ai pas vu venir celle-ci. Je n’ai pas voulu vraiment y croire. Je suis devenu totalement dépendant de l’électricité…
Un sevrage sera difficile, car mes plaisirs s’émoussent. La jouissance que j’avais à manœuvrer l’interrupteur pour voir jaillir la lumière a disparu. Désormais, pendant que le TGV dévore des ampères, je ne regarde même plus défiler le paysage. Ma radio reste allumée sur des ondes sans fin d’où je n’arrive plus à discerner les fadaises. Mon ordinateur tourne à vide sur les millions de disques du web qui se recopient mutuellement. Je garde des aliments pendant des mois au congélateur alors que les magasins sont à ma porte. Je vais parfois jusqu’à sniffer l’air des climatiseurs. Tout mon ménager est électro, je bricole électro, je jardine électro. Je n’ai même plus d’enfantines fiertés, comme celles des jours où j’avais décidé de ne pas succomber à la tentation du sèche-cheveux ou du souffleur de feuilles mortes. Cette addiction paraît irréversible, car il me faut de plus en plus d’électricité pour des plaisirs de plus en plus sommaires.
Je sais pourtant que chaque année des dizaines de milliers de mineurs meurent en extrayant le charbon pour fabriquer ma drogue. Quand je me promène dans les cimetières proches des barrages alpins, je suis effaré en comptant le nombre de morts pour l’hydroélectricité. Par centaines pour construire les barrages, et ensuite, par dizaines de milliers, lorsque les barrages se rompent. Le pétrole de mes indispensables centrales produit autant de guerres qu’en produisaient les vieilles idéologies dont je me moque si souvent. Il produit des marées encore plus noires que mon obscure avidité. Il détruit une faune plus réelle que celle de mes rêves d’électromane.
Régulièrement, j’allais à confesse écologique en rapportant tout le plomb, le nickel et le lithium de mes batteries aux prêtres du recyclage. Leur absolution me permettait de recommencer de plus belle, ils ne me parlaient jamais de sevrage. Et mon mal empirait…
Alors que j’envisageais sérieusement une cure de désintoxication, le nucléaire si beau, si propre, m’a brutalement libéré de ma honte. Je pouvais enfin donner libre cours à mes addictions. Mais voilà, qu’au pire de ma déchéance, alors que tout espoir de guérison a disparu, il menace vicieusement mes petits enfants, comme pour mieux alourdir mon morbide fardeau.
C’est désormais trop tard. Malgré tous ces morts passés et à venir, je suis définitivement incapable de me sevrer. Je suis un névropathe inconscient, quasi monstrueux…
Seuls ceux qui, comme moi, connaissent les affres de l’addiction pourront vraiment me comprendre…