Pour mes visites en ville, le vélo, que j’utilise beaucoup plus que l’automobile semble plus propice à mes réflexions. J’y vois au moins quatre raisons. La première, sans doute la moindre, est ma position haute, qui empêche les gaz d’échappements plus lourds que l’air d’atteindre et d’anesthésier mes neurones, comme ils le font chez l’automobiliste assis au ras du sol et confiné dans son habitacle. La deuxième également physiologique est l’afflux de sang cérébral provoqué par l’accélération cardiaque de mon effort. La troisième est la stimulation intellectuelle qui s’associe parfois à la marginalité ; rouler en vélo dans une grande ville en est une incontestablement. La quatrième enfin, la plus importante, est l’éveil cognitif que provoque l’extrême vigilance imposée par ce frêle moyen de transport.
Ma réflexion, bien loin de toute théologie, concerne une trinité laïque : la cité, le citoyen et la citoyenneté. Me voilà donc penseur perché sur mon fragile esquif dans le flot des automobiles.
Qui sont-ils donc ces automobilistes qui me frôlent en prenant bien soin de ne pas me heurter, mais dont les manœuvres soulignent ostensiblement l’incongruité de ma place en leur sein ? Ce cadre dynamique parcourt les deux kilomètres qui le séparent de son lieu de travail ; ce soir, il ira faire du jogging pour parcourir une plus grande distance à une vitesse supérieure. Cette jeune mère emmène en voiture ses enfants à l’école voisine afin que ces chérubins ne soient pas écrasés par une de ces si nombreuses voitures. Ce retraité semble heureux d’être immobilisé dans le flot des véhicules, comme au bon temps de sa pleine activité. Ce jeune employé n’en revient toujours pas de la qualité de la stéréo et de la climatisation qui équipent la limousine qu’il vient d’acquérir à crédit, il voudrait que l’embouteillage dure plus longtemps pour savourer davantage ces instants de confort. Ce couple d’étudiants ne quitterait pour rien au monde la vieille berline, symbole de liberté, qui a abrité, cet été, leurs premiers ébats.
Leur autoradio les empêche tous de penser à l’histoire de la cité que leur grands parents ont rejointe au moment de l’exode rural, car elle présentait l’avantage d’offrir en un seul lieu, tous les services et produits de l’époque. Le paysan grec parcourait des kilomètres pour aller au temple, la femme auvergnate programmait toute une journée pour aller chez le coiffeur et le charbonnier, l’écolier savoyard mettait deux heures pour rejoindre l’école ou le cinéma et autant pour en revenir. L’automobile leur a été miraculeuse, ils l’ont prise pour aller à la ville la plus proche et ils ont décidé d’y rester, cumulant d’un seul coup les deux nuisances. Et comme leurs urbanistes et leurs maires n’arrivaient pas à penser les villes autrement que dédiées exclusivement à l’automobile, ils en avaient pris pour longtemps.
Mais réjouissons-nous, les temps changent, comme peuvent en témoigner, les petits sigles, représentant des vélos, peints en blancs sur quelques chaussées de nos villes. Certes, il y en a très peu, ils sont régulièrement effacés par les pneus des automobiles, mais ils témoignent d’une velléité, et, en nos temps où l’électoralisme tient lieu de sciences sociales, une velléité est toujours bonne à prendre.
Ces petits vélos blancs sont supposés délimiter des voies exclusivement réservés aux cyclistes ; je les ai donc empruntées et j’ai failli ne jamais en revenir. Avant l’apparition de ces voies, le cycliste était respectable dans sa témérité et il donnait à l’automobiliste l’occasion d’être courtois en lui faisant une petite place. Depuis l’apparition de ces voies cyclables, les rôles se sont progressivement inversés. L’automobiliste a perdu des occasions de courtoisie, car il juge exorbitant, voire indécent, un tel espace de liberté laissé à de rares cyclistes. Qu’elle est accueillante, cette piste cyclable de la grande avenue, avec ses deux mètres de large ; elle est devenue le lieu de rendez-vous de tous les automobilistes en détresse, repérables pour avoir allumé leurs feux du même nom. L’état de détresse pouvant varier du besoin impérieux d’acheter un paquet de cigarettes aux minutes anxieuses d’attente de papy qui descend l’escalier. Les feux de détresse ont très certainement provoqué beaucoup plus d’accidents qu’ils n’en ont épargnés, mais l’étude statistique, impossible, ne sortira jamais. Cette piste accueille également les livreurs, excusés par leur travail, les pompiers et policiers, excusés par leur statut, les égarés, excusés par leur égarement. Les cyclistes, eux s’y font de plus en plus rares, car ils ont compris que ces voies, qui se terminent généralement en impasse cyclable, sont bien plus dangereuses que les voies virtuelles tracées par leur cerveau en éveil cognitif. Ces cyclistes continueront longtemps à griller les feux rouges et les feux verts avec le même danger bien mesuré, mais ils délaisseront de plus en plus les bribes de pistes cyclables que des maires ont été obligés de saupoudrer ça et là pour satisfaire aux modes écologistes.
Mon ultime réflexion de cycliste est le pourquoi de l’impossibilité quasi universelle de sortir la voiture de la ville. Les deux arguments classiques de l’automobiliste électeur et du lobby pétrolier me paraissent faibles par rapport à notre individualisme biologique et à notre impossibilité animale de prévision au delà d’une saison de reproduction.
La technologie n’ayant rien changé à mon animalité, je vais de ce pas faire ma prochaine visite en voiture pour mettre un terme à cette réflexion.
Luc Perino