Les relations entre santé publique et économie sont certainement le plus gros casse-tête politique. On pourrait dire de façon laconique que ce qui est bon pour la santé est mauvais pour l’économie et vice versa.
Le domaine le plus caricatural est celui de l’agro-alimentaire. Le sucre a créé la plus irréductible des addictions et il est à l’origine de la majorité des maladies chroniques et coûteuses. L’obésité, en augmentant vertigineusement l’incidence de la prématurité et de ses handicaps, a bouleversé la trajectoire évolutionniste de notre espèce. Quel dirigeant risquerait d’amoindrir les filières tentaculaires du sucre ? Quel politique négligerait l’immédiateté du PIB au profit de l’avenir hypothétique des générations ?
Le rapport morbide entre automobile et sédentarité est du même ordre. Interdire l’automobile en ville mettrait en péril une industrie vitale pour notre économie. En cas de crise économique, on va jusqu’à offrir des primes pour l’achat d’un véhicule : souvenez-vous des pittoresques « jupettes » et « balladurettes ».
La suppression du tabac mettrait en faillite la pneumologie et la cardiologie, ferait vaciller la cancérologie et anéantirait cette industrie pourvoyeuse de richesse et principal soutien de l’industrie cinématographique. Les taxes sur le tabac, destinées à limiter la consommation, ont une hypocrisie plus méritoire que les taxes sur l’essence. Par ailleurs le tabac et l’automobile sont des libertés individuelles difficiles à restreindre malgré le nombre des victimes innocentes (600 000 morts annuelles par tabagisme passif et 1,5 million par la pollution urbaine).
Les citoyens eux-mêmes considèrent ces morts collatérales comme moins dramatiques en raison de leur caractère différé, comparées aux morts immédiates des épidémies. Ceci est pourtant inexact, depuis que la mortalité des pics de pollution se mesure avec une précision quotidienne, surtout chez les enfants, et que la réanimation diffère les morts infectieuses des séniors.
En bref, les 2,5 millions de morts annuelles évitables sont liées à des impératifs économiques ou à des filières intouchables. Il est important de préciser que 40% de ces morts concernent des personnes de moins de 65 ans, contrairement aux épidémies virales dont 90% des morts surviennent après 65 ans.
Sans vouloir absoudre nos dirigeants, je comprends que devant la réalité inextricable des faits, ils ne parviennent plus à concilier les impératifs économiques et sanitaires.
Paradoxalement, malgré leur moindre mortalité, seules les épidémies virales offrent l’occasion politique de faire passer ostensiblement l’économie au second plan derrière la santé. Cela est possible en raison de la « démesure infectieuse » : nous continuons, envers et contre toute évidence, à percevoir les maladies infectieuses comme toujours plus redoutables et plus meurtrières que les autres. Une forme de vice anthropologique, classique et confortable, qui permet de se défausser sur un ennemi extérieur.