Un historien téméraire qui voudrait résumer l’histoire de la science médicale en un seul tableau ferait deux colonnes : celle des victoires à gauche (arbitrairement) et celle des échecs à droite (avec le même arbitraire). (On peut intervertir les colonnes pour ceux qui ont une susceptibilité politique paranoïaque).
Ce compendium ne concernerait évidemment que la santé publique, car si les cas individuels sont une inépuisable source de romans médicaux, ils ont peu d’intérêt pour l’histoire de l’épidémiologie.
Les critères du choix ne devraient pas être mièvres ou ambigus, sinon, cette audacieuse dichotomie perdrait de sa pertinence. Il faudrait s’en tenir à un seul critère, brutal, grossier, incontestable : celui de la persistance ou de la disparition de la maladie dans le paysage. On mettrait en vrac dans la colonne de gauche les maladies qui ont disparu ou dont on ne meurt plus : peste, pied-bot, placenta prævia, scorbut, crétinisme hypothyroïdien, rhumatisme articulaire aigu, ergotisme, choléra, rachitisme, etc. Et dans le vrac de droite, celles qui tuent ou qui sont toujours là : cancers du sein, du pancréas ou du poumon, AVC et autres infarctus, addictions, Alzheimer, autisme, schizophrénie, sciatique, dépression, herpès récurrent, obésité, migraine, etc.
Notre historien en conclurait que la médecine s’est révélée incompétente pour toutes les pathologies de la colonne de droite. Voilà qui ne ferait certainement pas plaisir aux experts en charge de ces pathologies, d’autant moins qu’ils ont pris l’habitude d’être « starifiés » par les médias, par les centres de recherche et leurs pourvoyeurs de fonds.
Certes, ces « stars » ont raison de persévérer dans ces domaines où l’on reste ignorant. Le moindre petit frémissement de progrès dans ces monceaux d’incompétence est perçu comme un exploit sans précédent. Néanmoins, sans trop blâmer cette persévérance et cet optimisme, il faut lucidement constater que le domaine médical a ceci de particulier qu’il est le seul où l’échec permanent constitue un label de sérieux et d’expertise. Mieux encore, ces échecs irréductibles sont ceux où le marché prospère de façon éhontée, où les prix sont les plus indécents, où les ministères affichent les programmes les plus irréalistes et où les patients sont les plus captifs.
On peut aller jusqu’à mettre en équations les rapports entre l’intensité de l’échec et le nombre de plans ministériels, de propositions thérapeutiques, le montant des budgets et le temps médiatique. Bref, moins la science est productrice, plus elle sert de vitrine et de prétexte. Les échecs de la médecine sont le terreau de la collusion entre le marché dérégulé et les autorités régulatrices.
Notre historien téméraire, perplexe devant son tableau à deux colonnes, proposerait sans doute de réguler les régulateurs et de secouer les observateurs pour tenter de redonner un sens à l’histoire des sciences biomédicales. Mais un historien ne fait pas l’Histoire, il la constate et tente de la démystifier.