De tous temps, la médecine a tenté d’intervenir dans des situations de maladie et de souffrance. Malgré ce but louable, pendant des millénaires, elle n’a jamais fait mieux que d’accompagner les patients en attendant le verdict de la nature. Elle a même été souvent délétère : saignées, infections puerpérales et thalidomide en sont d’emblématiques exemples.
Puis, après des victoires comme l’anesthésie générale, la césarienne, l’insuline, les vaccins, les antibiotiques, les neuroleptiques, la chirurgie orthopédique, l’héparine ou la cortisone, plus personne n’osa faire la moindre allusion aux médecins de Molière.
La médecine avait rempli sa fonction première d’empêcher les morts évitables et prématurées (définies par leur survenue avant 65 ans).
Mais, comme toute activité humaine, la médecine a sa part commerciale, et doit, elle aussi, développer ses argumentaires. Il lui a été facile d’utiliser ses magnifiques victoires pharmaceutiques, obstétricales et chirurgicales, pour suggérer que tous les tourments du corps et de l’esprit lui revenaient de plein droit. Quel publiciste n’aurait pas abusé d’un tel levier mercatique ?
Cette communication a dépassé toutes les espérances. Les citoyens se font contrôler, dépister, opérer, médicamenter avant d’avoir la moindre plainte. Chacun trouve normal de se voir attribuer une maladie dont il n’a pas la moindre conscience et ne ressent aucun symptôme. Ces excès marchands découlent de prouesses technologiques capables de révéler tous les marqueurs des maladies qui finiront par nous tuer. Les marchands d’avion, de béton ou de poissons, contraints à une perfection immédiate et durable, bavent de jalousie devant les marchands de santé libérés de toute garantie envers leurs consommateurs.
Ces réflexions ne seraient qu’un amusement de philosophe, si cette nouvelle médecine sans contrainte ne devenait l’activité principale des médecins de toutes spécialités. Tant que ce commerce ne nuit pas à la santé, le clinicien n’a pas de raison d’intervenir, car le commerce est un accord entre producteur et consommateur. Le clinicien n’a pas à fustiger les marchands de tabac, mais à fournir une information éclairée aux fumeurs.
Hélas, les bien portants étant désormais la première cible commerciale de la médecine, et les morts non-prématurées son principal sujet d’acharnement, la pathologie iatrogène a fini par devenir une cause majeure de mortalité. Le praticien est alors confronté à un nouveau défi : évaluer le rapport bénéfices/risques de ces nouvelles activités médicales. Cela est excessivement difficile, source d’informations contradictoires, voire de désinformations.
Parvenir à fournir aux citoyens une information éclairée sur ce point sera assurément la deuxième grande fonction du praticien. C’est aussi le seul véritable espace de progrès de la médecine après ses succès historiques.
Sans parler de la difficulté qu’auront les médecins à scier leur branche, je vous laisse deviner l’imbroglio épistémologique qui se prépare…