Le malheur est dans le pré

L’évolution des pratiques médicales a conduit à une inversion du déterminisme des diagnostics. Ce n’est plus une plainte issue du patient qui conduit à un diagnostic éventuel, c’est inversement un diagnostic biomédical qui est proposé à des citoyens sans plainte. Les diagnostics d’hypertension, de diabète de type 2 (DT2), d’ostéoporose ou de leucémie lymphoïde chronique, sont unanimement vécus comme de redoutables maladies par ceux qui n’en ont jamais ressenti et n’en ressentiront jamais le moindre symptôme.  

Nous acceptons cette suprématie paraclinique, car elle s’inscrit dans la domination des chiffres et des images sur tous les secteurs sociaux. Ce que nos sens perçoivent est moins prégnant que ce qu’il leur est suggéré de percevoir.

Dans le domaine de la santé, cette mercatique de l’intime a parfaitement atteint ses objectifs. Mais aucune réussite ne peut rassasier le marché sanitaire, si l’on en juge par les innombrables publications destinées à élargir la cible de ces maladies virtuelles. Ce sont désormais, le prédiabète, la pré-hypertension ou la pré-hypercholestérolémie qui doivent alerter les médecins.  En 2005, une étude célèbre a démontré que les Norvégiens (entre autres) avaient toutes les pré-maladies induisant un haut risque cardio-vasculaire. En 2009, l’étrange concept de pression artérielle normale haute a été défini sans faire broncher les nosologistes. En 2014, douze millions d’Américains ont soudainement franchi le seuil pathologique par décret d’une nouvelle norme du LDL cholestérol. En 2019, ce sont 46% des Américains qui sont devenus hypertendus au lieu de 32% auparavant, car la pré-hypertension, qui couvait depuis longtemps, a fini par éclore. Nous connaissions l’hypertension de la blouse blanche qui n’existe que chez le médecin, il nous faut désormais affronter l’hypertension masquée qui n’existe qu’à la maison et pas en consultation. La greffe de tensiomètre apparaît comme une mesure indispensable de santé publique. Préservatifs et masques ne sont que des gadgets transitoires d’infectiologues.

Si les cardiologues sont les héros de la précaution, les psychiatres ne sont pas en reste. Lors de l’élaboration du DSM5, le diagnostic de pré-psychose a été proposé puis abandonné in extremis sous la pression de certains psychiatres plus modérés, ou plus mièvres.

Cependant cette inflation diagnostique, frisant trop souvent le grotesque, commence doucement à être dénoncée. Une étude de 2020 démontre que le pré-diabète évolue très rarement vers le DT2. En pédiatrie, nous avons désormais la preuve que la majorité des diagnostics d’allergie alimentaires et d’asthme sont portés par excès et que ces « maladies » disparaissent après arrêt de tout traitement. Mais n’en doutons pas, la pré-psychose, le pré-diabète ou le pré-asthme auront de nombreux successeurs, car notre vrai malheur est dans le pré. Aucun être vivant n’a encore survécu au pré.  

Bibliographie

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