L’intelligence artificielle (IA) est médiatisée comme une révolution. Les calculatrices de poche des années 1960 n’ont pas été commentées avec la même béatitude alors qu’elles étaient un premier miracle de l’IA, capables de faire mieux et plus vite que nous toutes les opérations mathématiques. Je ne peux plus m’en passer et je dois avouer que mon stylo sait encore effectuer les 4 opérations de base, mais ne sait plus extraire une racine carrée.
Depuis que l’échographie me donne la position du placenta et du bébé, mes mains ont perdu leur habileté obstétricale. Je fais une IRM cérébrale dès l’apparition du premier signe clinique neurologique. Cela me désole un peu, mais le progrès m’émerveille, il m’époustoufle. Si j’étais en fin d’études aujourd’hui, je me spécialiserais dans le décryptage génétique des maladies rares ou la radiologie interventionnelle et j’éviterai prudemment la traumatologie, la médecine environnementale, l’anesthésie, la psychiatrie ou encore la gériatrie.
L’acquisition de mon premier dermatoscope a diminué mon inquiétude devant les suspicions de mélanome. Et lorsque j’étais trop inquiet, je demandais l’avis du dermatologue qui en avait vu cent fois plus que moi : sa base de données cérébrale était supérieure à la mienne. Aujourd’hui, la base de données du dermatologue est dérisoire comparée à celle de l’IA ; je n’ai plus besoin de lui, une photo avec mon smartphone me suffit. Cependant, je m’inquiète à nouveau, car si le dermatologue perd aussi son expertise, il ne pourra plus contrôler mon smartphone.
C’est ma seule véritable inquiétude. Qui contrôlera l’IA ? Les marchands ou les experts. Quelle intelligence artificielle nous dira s’il est vraiment utile de dépister les mélanomes ? De fanatiques transhumanistes ou de sages experts qui en constatent déjà l’inutilité.
Je crois connaître la réponse. Lorsque les essais cliniques ont été labellisés dans les années 1960, les institutions n’ayant rapidement plus eu les moyens d’en assurer la charge financière, les industriels en ont pris le monopole. Ce sont eux qui détiennent désormais les bases de données et les moyens de les exploiter. Mais tout est pour le mieux, car leurs clients occidentaux n’aiment pas la clinique des signes, ils aiment la thérapeutique, ils n’aiment pas le temps de l’indétermination.
L’IA ne sait pas encore que l’imprudence est une vertu clinique, que l’observation patiente et inopinée reste un excellent moyen d’améliorer la connaissance de l’histoire naturelle des symptômes, des maladies et de leurs porteurs.
La meilleure décision thérapeutique est celle qui repose à la fois sur les données de la science, le pragmatisme des patients et la connaissance irrationnelle et toujours imprudente des soignants.
L’IA sera toujours meilleure que les médecins pour le diagnostic du mélanome et la surveillance d’un traitement par insuline ou anticoagulants. Pour le reste, les bases de données devront intégrer le pragmatisme et l’irrationnel… Attendons encore un peu…