Depuis quelques années, la frénésie du dépistage a multiplié les diagnostics de cancer, jusqu’à créer un insoluble problème de terminologie. Nul ne sait plus comment différencier un cancer dépisté qui ne se serait jamais manifesté, d’un cancer qui s’est manifesté de lui-même. Ce problème est devenu majeur depuis que les études démontrent que les faibles gains de mortalité en cancérologie ne sont pas dus aux dépistages, mais presque exclusivement aux progrès des traitements de cancers évolués.
Cependant, cancérologues et industriels, par déni ou propagande, assimilent certains cancers à des maladies chroniques pour insister sur la longue durée de vie après diagnostic ; ce sont évidemment les cancers dépistés qui entrent dans cette catégorie. Il faudra alors parler de « cancers aigus » pour les autres.
Mais un problème encore plus épineux se profile, déjà évoqué ici, nous serons bientôt tous des cancéreux chroniques, si l’on en juge par de récents progrès théoriques et techniques.
Nous commençons à comprendre la longue série des mutations cellulaires précancéreuses et nous découvrons que ces mutations sont présentes chez de nombreux adultes. En faisant des biopsies de peau saine sur les paupières de 234 jeunes adultes, on a eu la surprise de découvrir que 25% d’entre eux étaient porteurs de mutations précancéreuses. Il est bien évident que la majorité de ces patients « positifs » n’auront jamais de cancer de la peau.
Une technique récemment mise au point par une équipe française permet de détecter les cellules tumorales circulant dans le sang (probablement aussi nombreuses), sans pouvoir encore préciser le type de cancer dont elles seraient éventuellement issues. Pour l’instant, la publicité présente ce test comme un moyen de surveiller les récidives ou métastases des « cancers aigus ». Mais elle souligne insidieusement qu’il pourrait être proposé à une population sans cancer identifié, en prenant cyniquement la peine de préciser qu’il faudrait une prise en charge psychologique en cas de résultat positif indiquant un cancer débutant (ou chronique !)…
Ne doutons pas que le commerce proposera prochainement ce test en dépistage généralisé, induisant des taux de positifs dépassant largement la réalité morbide du cancer.
Mais voilà peut-être la résolution de notre problème terminologique. La rapidité des progrès techniques et la frénésie du dépistage nous conduiront très bientôt à découvrir que 100% de la population adulte est porteuse d’au moins un « cancer chronique ». Le cancer chronique sera alors une banalité et nous pourrons alors abandonner tous les dépistages et consacrer notre énergie à essayer d’améliorer encore le traitement des « cancers aigus » (les seuls vrais), avec gravité, sagesse et lucidité, sans mercatique ni démagogie. Bonheur de refaire enfin de la vraie médecine, pas celle qui augmente la morbidité chez les bien-portants, mais celle qui la diminue chez ceux qui ont vraiment besoin de nous.
Mots-clefs : cancer, dépistage, progrès, surdiagnostic, technologie