L’urgence médicale a moins de quarante ans. Auparavant, l’exercice médical la contenait tacitement par une optimisation du temps diagnostique dont le résultat intégrait un délai d’intervention thérapeutique. Le concept d’urgence médicale est une construction sociale ayant fort peu de rapport avec les réalités cliniques. Avant la création de ce concept, les praticiens considéraient les appels nocturnes ou dominicaux comme indissociables de leur fonction, donc inéligibles aux motifs de contestation. Le brutal engouement des années 70 pour la spécialisation d’organe peut s’expliquer en partie par les progrès de la médecine notamment en matière diagnostique. Ces progrès sont insuffisants pour expliquer les spécialisations d’âge (pédiatrie, gériatrie) ou de sexe (gynécologie) et ils le sont encore moins pour expliquer la spécialisation de délai (urgentiste). L’impératif de transport ne se justifie pas puisque les écoles de l’urgence se répartissent en deux camps : le « bag and drag » américain (on emballe et on s’arrache) et le « stabiliser sur place » de l’école française. Certes, les progrès thérapeutiques ont quelque peu amélioré la survie de divers infarctus ou autres embolies, mais ils sont infimes aux côtés des progrès de leur diagnostic et de leur prise en charge à long terme. Toutes les études montrent que cette affirmation, susceptible de déclencher des cris d’effraie, reste peu contestable si elle est bien lue et bien comprise. Ainsi, les vecteurs de pénétration sociale du concept d’urgence sont essentiellement médiatiques (marketing outrancier des SMUR et SAMU), romantiques (séries télévisées sur l’urgence), affectifs (amours enfantines pour les pompiers), financiers (service public et paupérisation) et aussi corporatistes. Peu importerait, après tout, que cette analyse soit pertinente ou non, si le résultat était un réel progrès sanitaire. Hélas, la crise actuelle de l’urgence ébranle notre système médical au point de provoquer un recul sanitaire. D’un point de vue social, voire anthropologique, cette crise d’engorgement était prévisible puisque l’altruisme de la file d’attente (sur l’autoroute, au supermarché ou ailleurs) suppose une sérénité évidemment absente des problèmes sanitaires individuels bien ou mal évalués. Désormais, le gouvernement s’agite pour « déspécialiser » l’urgence et la rendre à son régulateur naturel qui est le médecin de l’individu souffrant, j’ai nommé le généraliste. Hélas, l’impossibilité du retour en arrière était tout aussi prévisible, car désormais dissociée de la fonction, l’urgence est devenue éligible aux motifs de controverse. D’autant plus qu’entre temps, les généralistes, débordés par la prescription de statines et d’hypoglycémiants à des sexagénaires en bonne santé, en sont parfois arrivés à refuser jusqu’aux sutures et incisions d’abcès pour le même tarif.
Luc Perino